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et sous le nom de « positivisme » une nouvelle doctrine fit fortune. Elle n’admettait rien, sauf ce qui se voit ou se prouve. Ses inventeurs appelèrent cela le progrès de la science. Ce n’en était que la confusion, puisqu’on prétendait résoudre, par les procédés des sciences mathématiques ou naturelles, des problèmes qui échappent aux sens et aux démonstrations. C’en était aussi l’amoindrissement, puisque reconnaître comme source de certitude le témoignage des sens, celui de l’intellect, et récuser celui de la conscience, c’est mutiler l’homme, le réduire à ses dons les moins élevés, à ses facultés les moins sûres, ignorer l’essentiel de son être.

« A toutes les époques historiques, a dit Chateaubriand, il y a un esprit principe. » L’esprit principe de cette génération était le scepticisme. Un scepticisme qui s’élève aux sommets de la pensée, et entoure d’obscurité les fins mêmes de l’homme, devait étendre ses conséquences sur la vie publique.

Les doctrines généreuses de la Révolution française sont une semence d’Evangile, mûrie par dix-huit siècles de foi. La liberté qui protège le faible contre le fort ; l’égalité qui appelle les plus humbles victimes et les favoris les plus privilégiés de la vie au partage des mêmes droits, la fraternité qui, entre les plus étrangers, établit un devoir de famille, se justifient uniquement par la croyance à un Dieu, père, législateur, juge, et à une destinée future où il récompensera les sacrifices faits par chacun au bonheur de tous. Et ce n’est pas trop de l’infini entrevu comme avenir et comme gain, pour que l’homme détache parfois son regard de ses espoirs présens, change en étendue l’impatience de ses désirs, et, généreux avec calcul, avance aux autres hommes des services, sur la parole de Dieu. Ainsi se trouvent suscitées, maintenues, malgré l’égoïsme et par l’égoïsme même, les vertus dont la société a besoin. Mais que la croyance à l’au-delà s’écroule, tout cet ordre fondé sur elle n’a plus de base. L’ambition du bonheur qui demeure la loi suprême de tout être ne peut plus se satisfaire que dans la vie présente. Par toute sollicitude, toute concession, tout renoncement au profit des autres, il n’ajournerait pas, il perdrait ce qu’il leur abandonnerait de son bonheur. Quelle leçon de tolérance, de désintéressement et de sacrifice, l’observateur réaliste trouve-t-il dans ce monde physique où la loi universelle est l’empire sans pitié de tout ce qui est force sur tout ce qui est faiblesse ? Quel argument le persuadera d’amoindrir, lui seul des êtres, par des principes, des scrupules et des respects incommodes, sa propre existence, son seul bien, de ne pas boire à sa soif dans cette source fugitive avant qu’elle ait cessé de couler ?