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permettent de courir d’un monument à l’autre, et ainsi de comparer « ans transition le portail d’Amiens aux portes de bronze de Ghiberti, les wagons-lits qui font qu’on arrive devant ces chefs-d’œuvre, la tête reposée, l’esprit dispos, et ainsi prêts à en saisir les significations les plus délicates. Nous avions les hôtels et l’attirail quasi féerique du confort moderne, où une pression du doigt sur un bouton supprime la distance, sur un autre produit la lumière, sur un troisième produit la chaleur, où des serviteurs prudens et polyglottes épargnent jusqu’à la fatigue d’un ordre, où ainsi tout silencieusement conspire pour laissera l’esprit toute sa puissance de pénétration, entre les visites aux musées, et à l’âme toute sa force d’évocation des temps, entre les lectures des historiens. Nous avions de la sorte tout ce qu’il fallait pour courir le monde : il ne nous manquait qu’une raison de le courir et d’en jouir on le courant. Ruskin nous l’a donnée. Nous marchions : il nous a fait changer d’horizon. Nous voyions, il nous a fait regarder. Il nous a fourni des raisons plausibles de nos inquiétudes et des prétextes nobles à nos délassemens. Il nous a dit où nous allions et pourquoi. Il l’a dit surtout à ses compatriotes, et parce qu’ils l’ont cru, les voilà cent fois plus attentifs aux choses esthétiques qu’ils traversent, et leur visage prend devant elles une expression d’extase qu’on chercherait vainement en qui ne fait point partie de ce que les sacristains d’Italie appellent la confraternita di Ruskin.

Les comprennent-ils mieux ? Je n’en jurerais pas, mais ils savent qu’un Anglais les a compris. En jouissent-ils davantage ? Ils savent du moins que quelqu’un qui était de leur race et de leur foi en a joui, et cela pour des raisons scientifiques, pour des motifs moraux qu’il est honorable de partager. Grâce à lui, grâce à son goût historique et à ses évocations d’humanités disparues, on a le sentiment que des générations ont passé devant ces chefs-d’œuvre et ont joui, ont aimé, ont admiré. On jouit, on aime, on admire donc. On croit s’unir, dans cette continuité d’admiration, à la grande âme universelle, qui a vibré et vibrera longtemps devant le même horizon. Lorsque vous êtes à un balcon du palais des Doges ou aux fenêtres du campanile de Sainte-Marie des Fleurs, eu encore lorsque, au plus haut de la dernière tourelle de la cathédrale de Milan, vous cherchez à découvrir le moutonnement bleu et lointain des Alpes, si vous examinez la pierre que vous touchez, vous la verrez barbouillée, couturée d’inscriptions, de noms et de dates, — noms d’habitans de tous les villages de l’Europe, et dates de toutes les années, bonnes ou mauvaises, de cette fin de siècle. Tous ces gens de conditions humbles, Allemands ou Anglais pour la plupart, qui occupent le meilleur de leur temps passé ici, à graver