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glaciers, tremper leurs pinceaux d’aquarelle dans l’eau de tous les lacs. Il y a eu de tout temps des apôtres et des âmes vibrantes aux misères des humbles, mais il n’y a pas eu sans cesse, dans les hautes classes de la société, cette obsession de la fraternité pour les plus humbles, et toutes les journées qu’a vécues l’humanité n’ont pas été attristées ou enchantées par l’attente fiévreuse d’un « grand soir ». Ruskin combat donc son siècle, comme le nourrisson dont parle La Bruyère bat sa nourrice, tout dru de la force que son lait lui a donnée, et les paroles mêmes qu’il prononce portent le reflet de tout ce qu’il a maudit.

Nous avons entendu d’abord ses paroles d’analyste et elles nous ont fait souvenir de ce mot de Mazzini : « Ruskin est le plus puissant esprit analytique en ce moment en Europe. » Il a porté l’investigation scientifique au cœur même de la poésie, — désarticulant les mots pour examiner leur mécanisme et les raisons de leurs images ou de leur chant, mettant en figures géométriques les moutonnemens des nuages afin de se rendre compte de leurs perspectives et de leurs systèmes d’ombres portées, faisant la géologie des montagnes de Turner, la botanique des arbres de Claude Lorrain, la psychologie des anges de della Robbia, l’aviation des oiseaux de Pollajuolo ou de Ghiberti, la pathologie de la tête sculptée de Santa Maria Formosa, la dynamique des bas-reliefs de Jean de Pise, fouillant dans toutes les sciences pour y trouver des étais à ses bâtisses esthétiques, dès lors se passionnant pour ou contre les thèses de Saussure, de Darwin, de Tyndall, de James Forbes, d’Alphonse Fabre, de Heim, émettant ses théories à lui sur la façon dont se meuvent les serpens et progressent les glaciers, se souvenant devant les sculptures grecques ou florentines de la variabilité des espèces, toujours préoccupé de donner à ses systèmes les apparences d’une rigueur expérimentale. Nous l’avons vu remplir ses livres d’exemples ordonnés comme des équations, d’épreuves et de contre-épreuves, et parfois de diagrammes : « Voici les noms de vingt-cinq hommes et, en face de chacun, une ligne indiquant la longueur de sa vie et sa position dans le siècle, » et ainsi figurer les carrières des grands artistes, de Nicolas de Pise à Tintoret, à la façon d’un graphique indiquant la marche d’une exploitation minière ou le rendement d’un impôt. On l’a vu dès 1845, à Venise, étudier, au moyen du daguerréotype, des détails d’architecture qui jusque-là avaient échappé à l’attention, et dès 1849, le premier sans doute, photographier le Cervin. Il nous semble, à feuilleter ses livres, que nous tournions les pages des manuscrits de Léonard de Vinci où une notation de balistique suit un document myologique, où les croquis se mêlent aux