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C’est alors qu’on a vraiment Ruskin. À ce moment l’on possède, de son esprit, les fruits non les plus éclatans, mais les plus-mûrs : des images qui s’évident jusqu’à l’idée, des idées qui éclosent en images, des rêveries qui tournent en polémiques, des analyses qui s’achèvent en actions de grâces, de l’antithèse juste assez pour éclaircir, de l’érudition juste assez pour lester, trop de poésie pour traîner à terre, trop de science pour perdre pied, et enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son cœur, un peu d’humour, mais, pour ne pas être du tout dupe de son esprit, beaucoup d’amour.

En terminant la préface d’un livre sur le travail, le commerce et la guerre de l’Angleterre, plein de vibrantes exhortations aux ouvriers, aux patrons et aux jeunes officiers en faveur d’une justice sociale, Ruskin s’est demandé au nom de quoi il les exhorterait et ce que les gens gagneraient à suivre ses conseils… Le Paradis ? Soit, mais pour ceux qui n’y croyaient point ?… La fortune, le plaisir ? Mais puisqu’il les suppliait justement de s’en détacher ?… Alors il leur dit ces paroles où toutes les qualités que nous avons tour à tour aperçues, une à une, viennent s’unir et, s’unissant comme les morceaux épars d’un miroir, reflètent l’écrivain tout entier :


Si cependant cette vie n’était pas un rêve, ni le monde une maladrerie, mais bien le palais du père : si toute la paix et la puissance et la joie que vous pourrez atteindre doivent l’être ici-bas, et tous les fruits de la victoire ici-bas recueillis, sous peine de ne l’être jamais, voudriez-vous quand même, d’un bout à l’autre de la chétive totalité de vos jours, vous exténuer dans la flamme pour la vanité ? S’il ne reste pas pour vous de repos dans une vie à venir, n’en est-il pas que vous puissiez dès maintenant prendre ? L’herbe de la terre fut-elle créée verte pour vous servir seulement de linceul et non pour vous servir de lit ? et n’y aura-t-il jamais de repos possible pour vous au-dessus d’elle, mais seulement au-dessous ?


Les païens, dans leurs heures les plus tristes, ne pensèrent pas ainsi. Ils-savaient que la vie apporte son combat, mais ils attendaient aussi d’elle la couronne de tout combat ; oh ! pas bien magnifique ! seulement quelques-feuilles d’olivier sauvage, rafraîchissantes au front fatigué, durant quelques années de paix. Kilo eût pu être d’or, pensaient-ils, mais Jupiter était pauvre : c’était là tout ce que le Dieu pouvait leur donner. En cherchant mieux, ils-avaient connu que ce n’était que moquerie. Ni dans la guerre, ni dans la tyrannie, il n’y avait de bonheur pour eux, — seulement dans une aimable paix, féconde et libre.

La couronne devait être d’olivier sauvage, notez-le : — l’arbre qui croît sans que personne en prenne soin, qui n’égaie le rocher d’aucune touffe de-fleurs riantes, ni de branches vertes, mais seulement d’une molle neige de floraison et d’un fruit à peine formé, confondu avec la feuille grise et le tronc noueux comme l’aubépine, ne préparant pour vous aucun diadème sinon celui tressé par une telle fruste broderie ! Mais tel qu’il est, vous pouvez le gagner de votre vivant : c’est le type de l’honneur gris et du doux