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cœur qui ne bat point, mais d’un cœur qui bat trop vite. Et on le sent bien à ce passage, sur les oiseaux, — où la poésie est toute pénétrée d’humour, — commençant par ces vers du Roman de la Rose :


Trop parfoisaient beau servise
Ciz, oiselles que je vous devise
Il chantaient un chant ytel
Com fussent angle esperitel.


Tels étaient les imaginations et les spectacles auxquels prenaient plaisir les Anglais du temps de Chaucer. L’Angleterre était alors un pays simple ; nous montrions avec orgueil comme nos plus belles richesses nos oiseaux et nos arbres, nos femmes et nos enfans. Nous avons progressé maintenant jusqu’à devenir un pays riche, et notre premier plaisir est de tirer sur nos oiseaux ; mais il est devenu trop coûteux pour nous de garder nos arbres. Lord Derby, dont le cimier est l’aigle et l’enfant, — vous trouverez le nom du nord qui le désigne, l’oiseau et le bambin, rendus classiques par Scott, — est le premier à proposer que les oiseaux des bois n’aient plus de nids. Nous devons couper tous nos arbres, dit-il, afin de pouvoir user effectivement du labourage à vapeur, et l’effet du labourage à vapeur, — je le vois par un récent article du Cornhill Magazine, — c’est qu’un laboureur anglais ne doit plus avoir de nid, ni de marmots non plus, mais doit seulement attendre quelque prospérité dans la vie, s’il est parfaitement entendu, sobre et honnête et s’il se prive, au moins jusque l’âge de 45 ans, du « luxe du mariage ».

Messieurs, vous m’avez peut-être entendu blâmer parce que je ne faisais aucun effort pour enseigner dans les écoles d’artisans. Mais je peux seulement vous dire que depuis que la vie future du laboureur ou de l’artisan anglais (en faisant la somme de tous les bénéfices qu’il retire de nos récentes philosophie et économie politique) doit être passée dans un pays sans anges et sans oiseaux, sans prières et sans chants, sans arbres et sans fleurs, dans un état de sobriété exemplaire, et (en étendant le célibat catholique du clergé à la laïcité) dans un état de privation du luxe du mariage, je ne crois pas que cet artisan ou ce laboureur puisse trouver aucun profit ou plaisir à des conférences sur les Beaux-Arts[1].


L’ironie et le paradoxe chez Ruskin ne sont ainsi qu’un moyen de varier ses effets et qu’une autre forme de la passion. Toujours ils nous mènent à la charité. On doit prendre pour devise de la vie la plus noble, affirme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons, car demain nous mourrons ! » Paradoxe, dites-vous. Non, écoutez la suite : «… mais buvons et mangeons tous, et non quelques-uns seulement, enjoignant aux autres la sobriété. » — « Vous devez faire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux femmes, vous n’en faites pas assez, vous ne suivez pas assez la mode… pour les pauvres. Faites qu’ils soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraîtrez belles, en un certain sens que vous n’imaginez pas, plus belles

  1. Love’s Meinie I. The Robin.