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étaient seuls assez riches pour faire aux belligérans les avances nécessaires. Ici, encore, si nous y regardons de près, le pouvoir de l’argent est en baisse. Qu’on se rappelle les Croisés obligés de se mettre à la solde des Vénitiens pour payer leur dette aux concitoyens de Dandolo et la croisade déviant, par la force de l’argent, vers Zara et vers Constantinople. Princes ou peuples, États ou particuliers, il n’y a plus de prêteurs assez riches pour faire faire, à leur profit, la guerre par autrui. Il est passé, pour ne plus revenir, le temps où l’on achetait des régimens et où l’on commanditait des armées. L’Angleterre, dont ce fut si longtemps la tactique, l’Angleterre, avec ses milliards sterling, ne pourrait, elle-même, se payer pareil luxe. Il n’y a plus, sur le marché, de condottieri offrant leur épée au plus opulent. Les cantons des Alpes ne dressent plus de recrues pour la garde des rois. Les petits princes d’Allemagne n’ont plus de régimens à vendre. Les armées, comme les guerres, sont devenues nationales ; on ne se bat plus pour le compte des autres. Les États riches ne sauraient plus, à force de subsides, se procurer des auxiliaires, ni enrôler des mercenaires. Il faut que chaque peuple, que chaque État fasse lui-même ses propres guerres, et chaque citoyen est tenu d’y prendre part. L’argent est-il toujours le nerf de la guerre, cela, somme toute, semble moins vrai qu’autrefois. Avec la conscription, avec le papier-monnaie, il n’y a pas toujours besoin de bonnes finances pour affronter une guerre. Les risques en sont plus grands peut-être pour les pays riches ; aussi bien, préfèrent-ils la paix armée. Ici donc, encore, quoi qu’on en dise, le pouvoir de l’argent a diminué ; toute la banque cosmopolite, toutes les Bourses de l’Europe coalisées ne sauraient lever une armée, ni entamer une campagne.

De même, l’histoire a connu des guerres mercantiles, des guerres provoquées par des jalousies de négocians, ou par des rivalités de marins. L’antiquité, le moyen âge, les temps modernes en fourniraient plus d’un exemple. De nos jours encore, le monde civilisé est souvent en proie à des guerres de douanes ; mais on se contente de se battre à coups de tarifs et de droits différentiels. Le relèvement des tarifs ne dégénère plus en chocs d’armées. Si exigeantes que soient les passions mercantiles, nos protectionnistes les plus déterminés n’iraient point, pour ouvrir, ou pour fermer une frontière, jusqu’à l’ultima ratio. On ne se permet plus ce procédé qu’avec les peuples barbares. S’il fut des époques où les nations se battaient, sans s’étonner, pour les intérêts des capitalistes, c’était au bon vieux temps. Et si jamais, ce dont le Ciel nous garde ! l’Europe devait être ramenée à ces conflits armés d’intérêts aux prises, ce serait par les Bourses du