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l’injustice triomphe et que monte l’étiage des misères, il se détourne des images et pousse contre les réalités un cri de colère qui va saisir ceux que les cris d’extase n’ont pas touchés. Un jour qu’il évêque devant ses élèves d’Oxford deux des plus grandes pages d’art du monde entier : le Jugement dernier de Michel-Ange, au fond de la Sixtine, avec sa dégringolade de damnés et le Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout le fond de la grande salle du palais des Doges, montant au plafond, descendant sur les plinthes, débordant les portes, et au moment où il termine sa minutieuse comparaison entre les deux chefs-d’œuvre en déplorant que ce Paradis soit voué à la destruction, par le mauvais entretien de la salle, tout à coup il s’arrête, en songeant à d’autres malheurs… C’est Paris qui vient d’être assiégé, Paris en proie à la famine et aux flammes, et il se demande si l’on peut réclamer justice pour les œuvres d’art quand il n’y a plus de pitié pour les hommes… Et la calme dissertation, faite de chronologie et de dialectique, s’achève aux applaudissemens de la foule, par une violente protestation où tout l’auditoire a frémi, parce que tout l’homme a vibré :


Les temps sont peut-être venus où nous allons apprendre à ne plus regarder les rêves des peintres pour avoir une idée du Jugement ou du Paradis. La colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée pour notre amusement, ni son amour méprisé par notre orgueil. Croyez-moi, tous les Arts et tous les trésors des hommes leur sont conservés seulement s’ils ont d’abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu, mais sa bénédiction. Notre terre est maintenant encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la mort. Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes, en quelques points, dès à présent, au lieu de nous amuser avec la peinture de jugemens à venir[1] ?


Close ainsi, l’analyse d’une œuvre d’art n’a pas desséché le cœur ; l’étude des impressions ressenties, la culture du « moi » n’a fait que le rendre plus bienfaisant aux plaintes humaines, comme on ne cultive l’arbre que pour qu’il répande autour de lui plus de fruit. Comme cette analyse de la nature, comme cette analyse de l’art, celle de l’esprit humain se réchauffe chez Ruskin d’un rayon de tendresse. Cette tendresse est la même en face de l’âme d’un jeune soldat, lorsque c’est elle qu’il examine, dans sa conférence à Woolwich, qu’elle était en face des mousses de la nature ou du Paradis du Tintoret :


Etre héroïque dans le danger, s’écrie-t-il, en s’adressant aux femmes des officiers anglais, est peu de chose : vous êtes des Anglaises. Être héroïques

  1. the Relation between Michael-Angelo and Tintoret.