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tendresse qui s’exhale avec la douce voix de Virgile, après avoir passé sur le front des forêts qui ondulent au vent, descend jusque sur les feuilles sans mouvement, les petites recluses, les touche avec le doux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse cette vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui est aimé :


Nous avons trouvé de la beauté dans l’arbre qui porto un fruit et dans l’herbe qui porte une graine. Que dire de l’herbe sans graine, de ce lichen de rocher, sans fruit, sans fleur ? Que dire du lichen et des mousses ? Quoique celles-ci soient, dans leur luxuriance, touffues et riches comme de l’herbe, elles restent cependant, pour la plus grande part, les plus humbles des choses vertes qui vivent. Humbles créatures ! derniers dons miséricordieux de la terre, voilant de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs monotones ! Créatures pleines de pitié jetant sur la disgrâce des ruines un étrange et tendre ennoblissement, — posant leurs doigts tranquilles sur les vieilles pierres branlantes pour leur enseigner le repos ! Je ne sais pas de mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je n’en sais pas d’assez délicats, d’assez parfaits, d’assez riches. Comment dire les rondeurs vertes, touffues, éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la broderie si fine qu’on dirait que les Esprits des Rochers peuvent filer le porphyre comme nous faisons le verre ; les réseaux d’argent, entremêlés et les dentelles d’ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à travers chaque libre, en une broderie de soie changeante, splendide et capricieuse — et cependant demeurant calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les plus douces et les plus simples œuvres de miséricorde. On ne les cueillera pas, elles, comme les fleurs pour des guirlandes et des gages d’amour, mais l’oiseau sauvage en fera son nid et l’enfant fatigué son oreiller.

Et de même qu’elles furent le premier don miséricordieux de la terre, elles en sont le dernier. Lorsque tous les autres services des plantes et des arbres nous sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris lichen commencent leur veille funèbre autour de la pierre tombale. Les bois, les fleurs, les herbes qui portent des présens ont rempli leur office pour un temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours. Des arbres pour le chantier du constructeur, des fleurs pour la chambre de la mariée, du blé pour les greniers, de la mousse pour la tombe[1].


La note humaine donnée par ce dernier trait, en faisant réapparaître parmi les joies de la nature qui s’épanouit et qui oublie le souvenir de l’homme qui souffre et qui se souvient, entraîne encore ceux des lecteurs que la pure sympathie pour les beautés des plantes n’eût point assez sollicités. Car, avec Ruskin, la pitié pour les êtres manque rarement de venir troubler l’admiration pour les choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes, — comme faisaient les roses d’Héliogabale. Les œuvres, même les œuvres d’art, ne lui cachent pas les ouvriers. Dans le fond d’un musée, en face des délicats ou grandioses artifices que les siècles passés entassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle présent, et lorsque

  1. Modern Painters, t. V.