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un paysage, il n’ajoutera pas un brin d’herbe qu’il ne l’ait vu et n’ait été en extase devant lui. Il précise : c’est « une heure passée au coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts de pins qui bordent le cours de l’Ain, au-dessus du village de Champagnole dans le Jura. »


C’était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répandaient en grappes serrées comme par amour ; il y avait de la place assez pour toutes, mais elles écrasaient leurs feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, uniquement afin d’être plus près les unes des autres. Il y avait là l’anémone des bois, étoile par étoile, s’achevant à tout moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis, troupes par troupes, comme les processions virginales du mois de Marie. Les sombres fentes verticales du calcaire étaient bouchées par ces fleurs comme par une neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — d’un lierre léger et adorable comme de la vigne ; et de temps en temps un jaillissement bleu de violettes et les clochettes des primevères aux endroits ensoleillés, et sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et le bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la Polygala Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou deux, tout cela noyé dans le velouté doré d’une mousse épaisse, chaude et couleur d’ambre. J’arrivai à ce moment sur le bord du ravin ; le murmure solennel de ses eaux monta soudainement d’au-dessous de moi, mêlé au chant des grives dans les branches des pins, et sur le côté opposé de la vallée, fermée tout le long comme par un mur des gris rochers de calcaire, il y avait un faucon, qui s’envolait lentement de leur sommet, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres projetées d’en haut par les pins, vacillant sur son plumage ; mais avec une profondeur de cent brasses sous sa poitrine et les courans ondoyans de la verte rivière glissant et brillant vertigineusement au-dessous de lui, les globes d’écume de l’eau courant dans le même sens que le vol de l’oiseau[1].


Ceci est vu. Rien n’est laborieusement mis en images. Tout est ressenti sous une forme imagée. Ce n’est pas un littérateur qui peint : c’est un peintre qui écrit. Ce n’est pas un calligraphe qui s’essaie à mettre des images, çà et là, dans le livre d’heures qu’il a copié : c’est un enlumineur qui, après avoir longtemps écrasé ses pinceaux sur les vélins, saisit la plume, tâche de s’expliquer et il semble bien qu’il lui est resté au bout des doigts de l’or ou de l’outremer qu’il a si longtemps maniés. Il en faut d’ailleurs, et la tâche est difficile, car voici qu’il va maintenant entreprendre de peindre l’air. Mais à son secours viennent toutes les idées qu’il a su démêler sous les apparences sensibles des tableaux de la nature et des maîtres, et, idées et images, cette fois réunies, les unes engendrant les autres, celles-ci reposant de celles-là, se fondent si bien qu’on ne sait plus si ceci est une aquarelle, un traité d’histoire naturelle ou de la poésie lyrique :

  1. The Seven Lamps of Architecture.