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saisissantes à la Ribera, avec le trait ironique d’Holbein et l’épouvante de Schöngauer :


Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume scythe, lorsque mourait le chef d’une maison ? Il était vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et promené dans les maisons de ses amis. Chacun d’eux le plaçait au haut bout de la table et tout le monde festoyait en sa présence. Supposez qu’on vous offre en termes explicites, comme les tristes réalités de l’existence se chargent de vous l’offrir, d’obtenir cet honneur scythe graduellement, tandis que vous penseriez être encore en vie. Supposez qu’on vous dise : « Vous mourrez lentement ; votre sang refroidira de jour en jour ; votre chair se pétrifiera ; à la fin, votre cœur ne battra plus que comme un mécanisme de soupapes de fer rouillées ; votre vie s’effacera de vous et s’enfoncera à travers la terre jusque dans les glaces où souffre Caïn ; mais en revanche, jour par jour, votre corps sera plus splendidement vêtu et hissé dans des chars de plus en plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes honorifiques de plus en plus nombreuses. Des couronnes sur sa tête, si vous voulez. Les hommes s’inclineront devant lui, contempleront et applaudiront autour de lui, s’amasseront en foule à sa suite, tout le long des rues. On lui bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des tables, toute la nuit durant : votre âme demeurera dans ce corps juste assez pour percevoir ce qui se passe et pour sentir le poids de la robe d’or sur les épaules et le sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne, rien de plus. » — Accepteriez-vous cette offre, ainsi faite verbalement par l’ange de la mort ? Le moindre d’entre vous l’accepterait-il, dites ? Cependant, en pratique et dans la réalité, tout homme l’accepte qui désire faire son chemin dans la vie, sans savoir ce qu’est la vie, qui comprend seulement qu’il fera bien d’obtenir plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus d’honneurs et non davantage d’âme personnelle. Celui-là seul progresse dans la vie, dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont l’esprit s’en va entrant dans la vivante Paix[1].


Tournons quelques pages : la sombre vision s’évanouit. De la psychologie de l’ambitieux nous avons passé à la psychologie de la femme selon le cœur de Ruskin, la femme intellectuelle et modeste à qui toute science doit être donnée « non pour la transformer en un dictionnaire », non « avec le but de savoir, mais avec celui de sentir et de juger », et voici que cette pénétrante analyse de l’éducation féminine s’achève, elle aussi, par un tableau tout plein de jeux d’ombre et de lumière, tels qu’en rêvent les artistes.


Partout où va une vraie épouse, le home se transporte avec elle. Peu importe que, sur sa tête, il n’y ait que des étoiles et à ses pieds, pour tout foyer, dans le gazon refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est partout où elle est, et si c’est une noble femme, il s’étend au loin autour d’elle, mieux que s’il était plafonné de cèdre ou peint de vermillon, répandant sa calme lumière sur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà donc, n’est-ce pas ? la vraie place et le vrai pouvoir de la femme, mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir, elle doit être, autant qu’on peut dire

  1. Sesame and Lilies. Of kings’ treasuries.