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Ruskin vous a invités à vous interroger vous-même, à vous rendre un compte exact de vos sentimens devant les œuvres, — à faire, en quelque sorte, votre examen de conscience esthétique. Pour mieux sentir la grandeur des artistes anciens, de leurs mythes et de leurs imaginations religieuses, il faudra faire quelque chose de plus difficile encore : la psychologie esthétique de cet ancien, — du Grec, par exemple. Il comparera le Grec à l’enfant et se demandera ce que voit, ce que cherche, ce que désire et ce que rêve l’enfant :


Autant que j’ai pu moi-même l’observer, le caractère distinctif de l’enfant est de toujours vivre dans le présent tangible ; prenant peu de plaisir à se souvenir et rien que du tourment à attendre ; également faible dans la réflexion et dans la prévision, mais possédant de façon intense le présent actuel, le possédant en vérité, de façon si intense, que les douces journées de l’enfance paraissent aussi longues que plus tard le paraîtront vingt jours, et appliquant toutes ses facultés de cœur et d’imagination à de petites choses, de façon à les pouvoir transformer en tout ce qu’il veut. Confiné dans un petit jardin, il ne rêve pas être quelque part ailleurs, mais il en fait un grand jardin. En possession d’une cupule de gland, il ne la méprisera pas, ni ne la jettera, ni n’en désirera une d’or à la place. C’est l’adulte qui fait cela. L’enfant garde sa cupule de gland comme un trésor, et dans son esprit, il en fait une coupe d’or, de telle sorte qu’une grande personne qui se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée de lui demander à propos de ces trésors, non pas : « Qu’est-ce vous voudriez avoir de mieux que cela ? » mais : « Qu’est-ce qu’il vous est possible de voir en cela ? » Car pour le regardant, il y a une disproportion risible et incompréhensible entre les paroles de l’enfant et la réalité. Le petit être lui dit gravement, en tenant la gaine de gland, que « ceci est une couronne de reine ou un bateau de fée » et, avec une délicieuse effronterie, il s’attend à ce que vous croyiez la même chose. Mais notez que le gland doit être là et dans sa main à lui : « Donnez-le-moi, alors, j’en ferai quelque chose de plus pour moi. » Tel est toujours le propre mot de l’enfant.

C’est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez-le-moi. Donnez-moi quelque chose de défini, ici, sous mes yeux, et je ferai avec cela quelque chose de plus[1]. »


L’exemple est topique ; mais autant que de clarté il est plein de charme et ces subtiles remarques de psychologie, si elles ont servi à l’esthéticien pour se faire mieux entendre, sont surtout venues en aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche d’écouter. Sans digression, Ruskin nous a pourtant reposés de la thèse d’art en nous faisant assister à des jeux sans prétention et à des discours sans dogmatisme. Creuser jusqu’à sa signification intime une œuvre plastique devant laquelle on s’est arrêté, ce n’est donc point fatiguer, c’est distraire, c’est relayer les yeux par le

  1. Aratra Pentelici.