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gouvernement. C’est sur l’ordre même de l’empereur, toujours désireux de ménager le tsar, que la banque impériale a rouvert ses guichets au papier russe[1].

Ainsi, jusque dans les affaires financières, il n’est pas vrai que les gouvernemens et les marchés eux-mêmes n’obéissent qu’aux injonctions ou aux caprices de banquiers cosmopolites. Tout au rebours, on voit, ici, éclater l’erreur de ceux qui dépeignent la haute banque européenne comme une sorte de franc-maçonnerie toujours unie et agissant partout, d’accord, selon les ordres occultes de ses grands maîtres. Cette unité d’efforts et d’action, cette apparente solidarité de la « bancocratie », on la trouverait bien d’autres fois en défaut, car la prétendue Internationale de l’or est souvent divisée contre elle-même. A en croire le témoignage des faits, qui seuls ne mentent point, cette haute banque, taxée de cosmopolitisme, cède parfois à des entraînemens politiques et à des préjugés nationaux. Quand elle ne se laisse pas guider uniquement par des considérations d’affaires, ce n’est pas à des préoccupations religieuses qu’elle obéit. Son soi-disant cosmopolitisme ne l’empêche pas, au besoin, de se prêter aux vues des gouvernemens et aux engouemens des peuples ; il ne lui interdit pas de se montrer nationale, de seconder, à l’occasion, le vœu du pouvoir ou le sentiment public. Ainsi s’explique comment, depuis vingt ans, la Bourse de Paris et la Bourse de Berlin ont suivi, si souvent, des chemins opposés, bataillant entre elles à coups de crayon, engageant autour des fonds russes une lutte dont, grâce à notre épargne, Paris et le rouble sont sortis victorieux.

Et cela est naturel, tout sentiment de patriotisme même mis de côté, n’en déplaise aux adorateurs de la richesse ou aux détracteurs systématiques de la finance. Ils ont beau exalter, à l’envi, l’autorité de la haute banque et magnifier le pouvoir des financiers ; pour grande qu’ils supposent la puissance de for, elle ne se suffit pas à elle-même. Il n’en est pas d’elle comme de l’épée ou du sabre qui s’appuie sur sa propre force. Elle ne peut se maintenir ou s’accroître qu’en faisant des affaires. Or, on ne saurait faire de grandes affaires en se tenant à l’écart des grands courans de l’opinion, ou en se mettant en hostilité avec les pouvoirs du jour. Qu’on remonte l’histoire du siècle, on trouve que, au lieu de conduire les grands mouvemens politiques contemporains, au lieu de donner une impulsion directrice aux événemens, la haute banque n’a guère fait que profiter des événemens et apporter son concours aux grandes forces, aux grandes

  1. On se rappelle que la Banque impériale d’Allemagne a, tour à tour, refusé et admis les valeurs russes à l’escompte.