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finances sont bien administrées, pas plus que tous les efforts des banquiers syndiqués ne sauraient restaurer les finances d’un État qui a épuisé toutes ses ressources. Il n’y a pas, en finance, de Providence cachée dont la main mystérieuse puisse forcer les lois de la nature et faire des miracles.

Il faut toute l’ignorance des badauds pour croire que le crédit d’un grand État, tel que la France ou l’Angleterre, soit à la merci des coalitions de financiers ou des caprices de la haute banque. Rien de plus faux. L’empire de toute la finance européenne se borne, le plus souvent, à relever de quelques points, de trois ou quatre pour cent au maximum, le taux d’un emprunt. L’ascendant de la haute banque ne saurait prévaloir contre les grands courans de l’opinion ; il ne va pas, en tout cas, jusqu’à imposer au public des titres de rentes dont le public ne veut point, ou, inversement, jusqu’à fermer les marchés financiers aux gouvernemens qui possèdent les sympathies de l’opinion. En veut-on une preuve, les emprunts de conversion du gouvernement russe, depuis une dizaine d’années, nous en ont donné une preuve répétée et éclatante. L’exemple de la Russie a montré que, si la haute banque n’était pas quantité négligeable, elle n’avait pas toujours, sur les places européennes, le pouvoir souverain que lui prêtent ses flatteurs, — ou ses détracteurs.

Si la haute banque, si « la banque juive » surtout possédait l’empire absolu que lui attribuent volontiers antisémites et anticapitalistes, il eût été malaisé à la Russie de conclure, chez nous, autant d’emprunts, et des emprunts aussi avantageux, à une époque où le gouvernement du tsar manifestait d’une façon si peu équivoque sa malveillance pour ses sujets israélites. Suivons le raisonnement dont mes oreilles ont été plus d’une fois rebattues ; c’est comme une chaîne de syllogismes dont tous les anneaux se tiennent, dès qu’on admet l’omnipotence de la haute banque.

La haute banque est maîtresse du marché, avais-je entendu répéter à des Russes, aussi bien qu’à des Occidentaux ; — la Bourse est dominée par les grandes maisons juives ; — les juifs sont tous solidaires ; — l’empereur Alexandre III, par ses rigueurs envers les Hébreux de ses domaines, s’est rendu aussi odieux à la synagogue qu’un autre Pharaon ; — Israël mettra un embargo sur les emprunts russes. Tant que le tsar persécutera les juifs, impossible, pour le tsar, de conclure un emprunt extérieur. L’aigle russe se heurtera au veto de la haute banque ; l’autocrate devra s’incliner devant les rois de la Bourse. [1].

  1. Voyez Léon Say, Rapport sur le payement de l’indemnité de guerre (1875). Cf. Paul Leroy-Beaulieu, la Science des Finances, 2e édition, t. II, p. 351-361.