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pas le plus beau que j’eusse vu[1]. » D’Urfé rend compte ensuite du compliment qu’il fit à la duchesse en lui remettant la lettre du Roi. La duchesse répondit « qu’elle étoit très sensible aux marques que le Roy lui faisoit l’honneur de lui donner de son souvenir et de sa satisfaction, et qu’elle cherchera toute sa vie les moyens de lui être agréable et de le contenter en toutes choses. » « Il m’a paru, ajoute d’Urfé, que le cœur parloit beaucoup dans tout ce qu’elle disoit, et qu’elle a un véritable attachement et bien de la tendresse pour le Roy. » Il assista ensuite à une cérémonie qui était en usage à Turin quand les princesses relevaient de couches. Toutes les dames de la cour vinrent baiser la main de la duchesse, et d’Urfé eut ainsi l’occasion de les passer en revue. « Je les louay, dit-il, comme j’ay fait le lict. »

La cérémonie se passait le 14 janvier. Le 27 février suivant, une nouvelle grossesse de la duchesse Anne était officiellement déclarée. Cette fois elle fît une fausse couche. L’année suivante, elle était grosse encore. Mais elle accoucha d’une seconde fille qui devait être la reine d’Espagne, femme de Philippe V, et Victor-Amédée, fort contrarié, contremanda les envoyés qu’il comptait dépêcher dans toutes les capitales de l’Europe, pour annoncer la naissance d’un garçon. Elle était grosse pour la quatrième fois lorsque les hostilités éclatèrent entre la France et la Savoie. Sincère ou non, Victor-Amédée affichait les préoccupations que lui causait la santé de la duchesse. « Voilà ce qui me fait de la peine et qui me touche dans l’état où se trouvent mes affaires », disait-il au marquis de Château-Renaud, que Catintl avait dépêché auprès de lui, « en mettant la main sur la grossesse de Mme la duchesse de Savoie[2]. » En effet, un rapide voyage qu’elle fut obligée de faire au lendemain de la déclaration de guerre fut cause qu’elle accoucha prématurément d’un fils qui mourut en naissant. Pendant toute la durée des hostilités, elle mena une vie misérable. Elle adorait son mari, mais elle vénérait son oncle. Son cœur était demeuré fidèle à la France, et elle ne pouvait se consoler de voir sa patrie d’origine aux prises avec sa patrie d’adoption. De plus en plus délaissée par son mari, qui donnait à Mme de Verrue tout le temps dont la guerre lui permettait de disposer, elle ne pouvait avoir qu’une consolation : l’amour de ses enfans.

La duchesse Anne avait donc deux filles, encore en bas âge, mais toutes deux intelligentes, précoces, et déjà douées de ces grâces qui devaient rendre un jour, en France et en Espagne, leur

  1. Ibid. D’Urfé à Croissy, 14 janvier 1686.
  2. Catinat à Louvois, cité par Camille Rousset, t. IV, p. 336.