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le mariage y fût consommé, la duchesse Anne avait quatorze ans. Le prince qu’elle avait épousé par procuration en avait dix-huit. De bonne heure il avait montré du penchant à la galanterie, et il avait trouvé autour de lui à satisfaire ce penchant. Il semble que cette petite cour de Turin se fût réglée, à vingt ans de distance, sur l’exemple de la cour de Versailles, et que Victor-Amédée eût pris Louis XIV pour modèle.

La duchesse régente, Madame Royale, avait, tout comme une reine de France, rassemblé autour d’elle un escadron de filles d’honneur, choisies dans les premières familles du pays. « Cette princesse, qui était d’un goût délicat, dit un auteur italien, et qui aimait la galanterie, n’admettait pour filles et pour dames d’honneur que celles qui surpassaient toutes les autres en beauté. Ainsi le souverain et les jeunes seigneurs de sa suite pouvaient passer de belle en belle, et renouveler toujours leurs plaisirs par la variété de ces charmans objets, sans s’en dégoûter jamais[1]. » Il eût été bien surprenant que Victor-Amédée cherchât ailleurs que parmi ces charmans objets de quoi contenter son humeur amoureuse, et plus singulier encore qu’il y rencontrât des cruelles, car, sans être beau, il avait dans le regard ce feu et dans l’allure cette hardiesse qui plaisent souvent aux femmes. « Taille moyenne, svelte, admirablement prise, le port libre et fier, la physionomie animée, les traits aquilins », tel est le portrait que trace de lui le marquis Costa de Beauregard[2], et il ajoute : « Il tenait de la maison de Nemours le poil blond ardent, les yeux d’un bleu particulier et d’une vivacité extrême. » Rien donc d’étonnant que, parmi les filles d’honneur de sa mère, il ait de bonne heure trouvé sa La Vallière, et il ne paraît même pas qu’il ait, au début, rencontré sur sa route les obstacles et les grilles que la duchesse de Navailles essaya vainement d’opposer aux entreprises audacieuses de Louis XIV. La Vallière fut Mlle de Cumiana, belle brune que, dès l’âge de quinze ans, Madame Royale avait attachée à sa personne. « Victor-Amédée, dit encore notre auteur italien, la combla de bienfaits extraordinaires, qui la distinguèrent en peu de temps de ses compagnes en lui gâtant la taille. » Après des débuts si pareils, singulièrement différente fut la destinée de ces deux favorites d’un jour. On sait comment l’une a fini, donnant l’exemple d’une de ces pénitences éclatantes qui, dans un siècle où tout était grand, étaient du moins [en proportion des scandales. L’autre au contraire reçut pour mari, de la propre main de Madame Royale, « aussi bonne confidente, que bonne

  1. Lamberti, Histoire de l’abdication de Victor-Amédée II.
  2. Mémoires historiques sur la maison de Savoie, p. 136.