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supplanté le glaive. Issus de l’élection ou de l’hérédité, les pouvoirs publics se sont mis en servage ; leur indépendance n’est qu’une apparence hypocrite qui sert de voile aux menées du maître réel. Ils ne sont plus guère que les dociles préposés de la finance, qui les tient dans sa main et les fait mouvoir à son gré.

Faut-il, encore une fois, prendre ce pessimisme des foules au pied de la lettre ? Et ne sent-on pas ce que de pareilles vues ont d’équivoque et d’outré ? La vie est plus variée, les hommes sont plus complexes que ne le soupçonnent les simples dont l’œil prévenu découvre partout la fascination du billet de banque. Le monde moral, le monde politique même n’ont pas encore pour loi l’attraction universelle de l’or. Jusque dans ces régions corrompues de la politique, dans les antichambres des cours ou dans les couloirs des parlemens, il n’est pas exact que le chèque soit devenu le monarque suprême. « Parlez pour vous », nous diraient, dédaigneusement, tels de nos voisins. Il reste encore, chez nos vieilles nations chrétiennes, il reste, en France même, des choses et des âmes qui ne sont pas à vendre. Il faut, en pareille matière, procéder par distinctions, préciser les faits, se défier des généralités précipitées, — c’est-à-dire se garder de la méthode du pamphlétaire antisémite et du tribun socialiste.


I

Et d’abord, est-il toujours vrai que le pouvoir de l’argent dans l’Etat se soit accru ? Cela même n’est pas sûr. On dit que le pouvoir occulte de l’argent a fini par se subordonner tous les pouvoirs légaux. Quand cela serait vrai de nos démocraties modernes, cela, nous l’avons montré, ne serait pas toujours une nouveauté[1]. Le pouvoir de l’argent est ancien ; s’il est, ou s’il semble plus grand aujourd’hui, c’est que les gouvernemens modernes sont plus dépensiers, et que la main de l’Etat s’étend beaucoup plus loin et se mêle à beaucoup plus d’affaires ; c’est, aussi, que les intérêts matériels, les intérêts industriels, commerciaux, financiers, tiennent plus de place dans l’Etat ; c’est également que, avec le régime représentatif, les hommes qui prennent part au gouvernement sont beaucoup plus nombreux et souvent plus besogneux. Autrement, à prendre les faits, la perception des impôts, les ressources du trésor, il est permis de soutenir que le pouvoir de la finance et des financiers dans l’Etat, loin d’avoir augmenté, a plutôt diminué.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1894, l’étude intitulée : le Règne de l’argent, autrefois et aujourd’hui.