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au ministère n’a d’ailleurs pas contribué médiocrement à la consolidation de celui-ci. Personne n’a reconnu M. Bourgeois sous la forme nouvelle, violente et agressive, qu’il a donnée à son opposition. Ce n’était plus l’homme qu’on avait connu, ou qu’on avait cru connaître. Il avait montré jusqu’alors une humeur facile, indulgente pour tous les systèmes, accueillante pour toutes les personnes ; on le soupçonnait de quelque scepticisme, celui des hommes d’esprit ; on le regardait volontiers comme supérieur au rôle qu’il avait joué, et surtout à la plupart des collaborateurs que les circonstances lui avaient peut-être imposés ; on hésitait à croire que la politique suivie par lui était vraiment la sienne, et on ne désespérait pas de le voir revenir un jour à une autre, plus conciliante et plus large. Aussi l’étonnement a-t-il été général lorsqu’on l’a entendu prendre et développer à son compte le programme radical, dont il s’appliquait à mettre en relief les arêtes les plus aiguës. Il avait l’air lui-même préoccupé, presque sombre, pourtant résolu. L’âme du vieux Madier de Montjau semblait respirer en lui, et personne n’aurait été surpris qu’il eût terminé son discours en prononçant à son tour le fameux cri de guerre : « Sus au Sénat ! » C’est, en effet, contre le Sénat qu’a été tournée toute sa harangue, comme si le Sénat avait, en le renversant, commis un crime inexpiable et mérité par-là d’être à son tour renversé, révisé, privé de ses droits essentiels, ou mis désormais dans l’impossibilité de les exercer. Rien n’obligeait M. Bourgeois à intervenir dans le débat, et les précédens le lui déconseillaient. Il est d’usage qu’un ministre, au lendemain de sa chute, soit le premier à accorder à ses successeurs le temps de répit dont nous avons parlé plus haut. Mais M. Bourgeois a changé les usages. Après tout, nous ne le lui reprochons pas ou plutôt ce n’est pas cela que nous lui reprochons. Il a eu le mérite de faire un ministère homogène, et de sortir de cette promiscuité gouvernementale que nous avons pratiquée et dont nous avons souffert assez longtemps. Il a imposé à son successeur la nécessité de faire à son tour un ministère homogène, en interdisant à ses amis d’y entrer : c’est encore un service qu’il a rendu. Les ministères homogènes ne se succèdent pas seulement, ils se remplacent. Ils sont le contraire les uns des autres, ceux-ci radicaux, ceux-là modérés. Dès lors, quoi de plus naturel que l’opposition franche et déclarée qu’ils se font mutuellement ? Nous sommes entrés dans une période politique nouvelle, où des mœurs nouvelles doivent prévaloir. Que M. Bourgeois ait tout de suite attaqué ses successeurs, soit ; il a peut-être bien fait ; en tout cas, rien n’était de sa part plus légitime. Qu’il adopte aujourd’hui le programme radical dans son intégralité, alors qu’il avait auparavant réclamé le droit d’y faire un choix judicieux et, pour le moins, d’en ajourner certaines parties, cela le regarde et ne regarde