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elle ne l’a que trop prouvé, n’osait pas renverser le cabinet radical, mais elle en était de plus en plus excédée. L’agitation que ce ministère était parvenu à créer en province, quelque artificielle qu’elle fût, exerçait sur son esprit une double impression ; elle en était sérieusement inquiète pour la marche de nos affaires ; elle en était aussi préoccupée pour elle-même, et l’arrogance chaque jour croissante de la presse et des comités radicaux ne laissait pas d’exercer sur elle une certaine intimidation. Malgré tout, la majorité du ministère diminuait chaque jour, et elle ne se serait pas maintenue longtemps au Palais-Bourbon quand même le secours ne serait pas venu d’ailleurs ; mais il y a lieu de croire, en dépit des apparences, que la Chambre n’a pas été fâchée que le Sénat lui ait épargné la responsabilité de renverser le ministère Bourgeois. Au fond de l’âme, elle en a été satisfaite. Certaines susceptibilités intimes, qui tiennent à l’idée qu’elle aime à se faire de la supériorité de ses pouvoirs, ont pu sur le premier moment être mises en éveil : le lendemain, elles étaient calmées. Voilà pourquoi, lorsque M. Goblet est venu apporter à la tribune la critique à la fois véhémente et acerbe de la manière dont le ministère avait été constitué, il a rencontré sur presque tous les bancs de la Chambre une froideur qu’il n’a pas réussi à vaincre.

Les modérés affirmaient, quelques jours auparavant, que le ministère Bourgeois était inconstitutionnel parce que, mis en minorité par le Sénat, il persistait à vivre. M. Goblet, au nom des radicaux, a soutenu de son côté que le ministère Méline était inconstitutionnel, parce qu’il n’avait pas été pris dans la majorité de la Chambre. Mais où est la majorité de la Chambre ? Nous nous le demandions il y a quinze jours, et nous avions quelque peine à le dire. La Chambre seule pouvait faire à cette question une réponse valable. A quoi bon discuter indéfiniment sur la majorité de la veille, au lieu de s’assurer si elle vivait encore ? Toute l’argumentation de M. Goblet s’effondrait devant le vote par lequel le débat devait se terminer. Ce vote a donné à M. Méline une majorité de 34 voix. Dès lors, même en se plaçant au point de vue où s’étaient mis les radicaux, il était impossible de prétendre plus longtemps que le ministère était inconstitutionnel. Il ne l’était pas moins de soutenir que les droits du suffrage universel, c’est-à-dire de la Chambre, avaient été sacrifiés aux prétentions du suffrage restreint, c’est-à-dire du Sénat, puisque la Chambre avait confirmé à son tour la déchéance de l’ancien ministère en donnant la majorité au nouveau. Les radicaux et les socialistes, exaspérés de ce résultat, ont annoncé dès le lendemain la fondation d’une grande Ligue ayant pour objet la défense du suffrage universel, comme si qui que ce soit le menaçait. M. Bourgeois a pris la direction de cette Ligue, entreprise assez puérile, à laquelle on peut prédire un échec certain. L’attitude de M. Léon Bourgeois dans l’interpellation adressée