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Songe d’une nuit d’été d’Ambroise Thomas, à celles d’Herculanum, à celles de Sapho, à telle phrase de Sigurd et même de Dimitri ! Mais que servirait-il de le dire ? De telles confrontations sont vaines. En outre elles ont toujours quelque chose d’incivil, d’ingrat, et je reconnais qu’à la longue elles sentent un peu le pédant.

Aussi bien, nous approchons ici de l’élément irréductible et de l’impénétrable mystère. Si nous laissons de côté le plus ou moins d’originalité d’une mélodie, et, par exemple, de cette mélodie d’Hellé, que chante au premier acte Mme Caron ; si, renonçant à discerner ce qu’elle possède en propre et ce qui lui vient d’ailleurs, nous recherchons seulement ce qui lui manque pour être belle, sommes-nous assurés que cette recherche ne sera pas vaine ? Est-ce donc que la phrase musicale est trop brève ? qu’elle n’égale pas en ampleur celle de Shakspeare dans l’opéra-comique d’Ambroise Thomas, encore moins celle d’Hélios dans l’opéra de Félicien David ? Mais il est d’admirables mélodies, qui sont plus courtes encore. — Se plaindra-t-on qu’elle module à peine ? Mais entre la tonique et la dominante, rien que dans cette modulation, la plus simple de toutes, il y a place pour un trait de génie. Les grands maîtres classiques l’ont mainte fois prouvé. Qu’est-ce donc alors ? C’est l’éternelle, c’est l’indéfinissable inconnue. C’est que la beauté des choses, comme le destin des hommes, ou celui des empires même, tient à des riens, qui sont et qui font tout. C’est une note, une seule, altérée ; un rythme précipité ou ralenti d’une demi-seconde. C’est le grain de sable de Cromwell ; c’est le nez de Cléopâtre : « S’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »

Le plus magnifique opéra ne pourrait être mieux chanté en ce moment à Paris que ne l’est celui de M. Alphonse Duvernoy. Mme Caron, selon son habitude, est la prêtresse par excellence, la prêtresse en soi. Elle n’a pas de rivale dans le genre hiératique et farouche, et rien ne lui sied, à elle tout entière : à sa voix, à son chant, à sa démarche, à son visage, à ses moindres gestes, comme d’être insensible — ou sensible seulement à la longue et sans entrain, — à ce qui fait en général la joie et la durée de l’espèce humaine. Avec moins de réserve et plus d’emportement, M. Delmas n’a pas moins de mérite. Il se donne tout entier, comme toujours, à un rôle qui lui donne peu en retour. Quant à M. Alvarez, il faut lui savoir gré de faire des progrès et de devenir un artiste. Avec cette admirable voix plus d’un ténor n’y aurait pas même prétendu. Celui-là est en train d’y réussir.

Ainsi les interprètes ont été très supérieurs à l’œuvre qu’ils ont défendue sinon sauvée. Et tel me paraît un peu le cas de l’auteur lui-même. La musique d’Hellé n’est pas excellente ; mais, virtuose et professeur émérite, juge très ferme et très sensé des choses de son art,