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département, marche maintenant à grands pas vers la succession de Choiseul. La volonté de la favorite ne met de suite tenace à d’autres affaires qu’à l’avancement de ses amis, et la chronique donne un caractère d’amitié particulièrement tendre à son goût pour d’Aiguillon. Il faut du reste que le Roi se décide à nommer des ministres. Les affaires extérieures surtout sont importantes à pourvoir ; bien que toute chance de guerre soit écartée, assez de questions occupent l’Europe du côté du Nord et de l’Orient pour que l’interrègne ministériel ne se prolonge pas sans danger. On a grand besoin aussi de rassurer l’Europe ou au moins la partie de l’Europe intéressée à la prospérité de la France et qui suit avec inquiétude les progrès de son anarchie intérieure. Ce royaume, écrit Mercy à Kaunitz, « est sans justice, sans ministère et sans argent. » Si l’argent et même les magistrats sont difficiles à trouver, les candidats au ministère le sont moins. Le comte de Broglie, par exemple, y pourrait compter, lui qui a si longtemps dirigé, au temps de Choiseul, la diplomatie secrète de Louis XV ; mais le Roi vieillissant s’est dégoûté de son « secret », et M. de Broglie, trop honnête pour n’être pas un peu gauche, attiré chez Mme du Barry, n’a pas été assez habile pour y plaire et y fixer sa fortune. D’Aiguillon ne possède ni son talent, ni ses connaissances, ni sa droiture, ni même, comme ce rival, l’estime et la confiance du Roi ; il reste pour tout le monde « entaché » par l’arrêt du Parlement, que l’opinion se refuse à annuler ; mais il a pour lui l’alcôve, et il est l’homme nécessaire du « parti dévot. »


III

Le siège du gouvernement à Versailles, pendant les six mois d’hésitations qui aboutiront à la nomination du duc d’Aiguillon, n’est plus dans le Cabinet du Roi ; il est chez Mme du Barry, ce petit logis doré à neuf, pimpant et frais, placé au-dessus des appartemens royaux, et qui a été jadis celui de Mme de Pompadour. Elle avait reçu cette marque suprême de sa fortune au moment même où les Choiseul quittaient pour jamais Versailles. Elle y avait fait transporter les belles pièces d’art qu’elle tenait du Roi ou que son caprice avait choisies, et dont la liste permet de remeubler en pensée ces pièces encore conservées et dont les boiseries sont fanées à peine. La Dauphine, qui vivait dans le mobilier de la feue reine, ne trouvait chez elle rien de comparable. La favorite avait, en effet, mis ici sa commode de porcelaine peinte à Sèvres d’après Watteau, sa table, son secrétaire, son forte-piano, marquetés de bois de rose et revêtus de bronzes de Gouthière, ses coffrets et paravens de vieux laque, son