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frappée si durement parce qu’elle est Choiseul, reste dans ses souvenirs les plus profonds comme une offense personnelle.


II

L’aventure de la comtesse de Gramont n’était qu’une escarmouche dans la lutte entre la favorite et le ministre ; on attendait et on sentait approcher la grande bataille. Choiseul s’y préparait. Il avait beau affecter pour le pouvoir une noble et philosophique indifférence, il y était trop ardemment attaché pour ne pas saisir les occasions de fortifier une situation qu’ébranlaient, sans qu’il en connût le détail, les attaques secrètes des petits appartemens. Il crut avoir trouvé un appui décisif dans la Dauphine et se fit préparer par Mercy un entretien avec elle. Il ne pouvait guère causer de politique avec ses quinze ans ; mais il avait quelque droit à les éclairer d’avis respectueux, qui lui assureraient dans tous les cas une posture de conseiller bonne à tenir. Plaire au Roi par l’empressement et la gaieté ; prendre une assurance naïve à lui parler directement et sans crainte de tout ce qui la regardait ; rester en bonne intelligence avec Mesdames sans se laisser gouverner par elles : telles furent les directions de M. de Choiseul, d’accord avec celles que Vermond ou Mercy apportaient de leur côté à la Dauphine. Il y joignit des détails sur les intrigues courantes, les buts secrets, les moyens qu’employaient les divers personnages pour réussir auprès du roi. Marie-Antoinette l’écoutait avec intelligence, le questionnait avec sûreté, l’étonnait d’un jugement déjà personnel et averti. Le ministre sortit de cette audience tout enflammé : « Ce n’est que d’aujourd’hui, disait-il à Mercy, que je connais Madame la Dauphine. Sur votre parole, je me suis livré à elle et je lui ai dit ce que je sais. Je suis dans l’enthousiasme de cette princesse ; on n’a jamais rien vu de pareil à son âge. Quand vous en aurez occasion, je vous prie de lui dire que pour la vie et la mort je suis à ses ordres, et qu’elle doit disposer de moi en tout et partout comme il lui plaira. » Ne sent-on pas, dans ces impressions toutes vives d’un sceptique manieur d’hommes, apparaître déjà cette séduction du dévouement que Marie-Antoinette, aux jours heureux comme aux jours tragiques, exercera jusqu’à la fin ?

La Dauphine n’avait pas longtemps à disposer d’un si chaud enthousiasme ; mais c’était désormais, dans tous les salons où passait Choiseul, un bruit prolongé de ses louanges, une réputation d’intelligence qui s’établissait pour elle, et que tout un clan nombreux de parens, d’amis, de cliens, avaient intérêt à répandre, à augmenter, à exagérer, aux dépens de la « créature » qui menaçait