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cette fanfaronnade de vices qui fut quelque temps à la mode ; mais, sous la petite nuance d’affectation qui en résultait, on pouvait cependant bientôt deviner, et même on voyait déjà souvent apparaître en pleine lumière, la véritable nature du poète, libre, ardente, passionnée, mais tout aussi indépendante du préjugé du vice qu’elle l’était du préjugé de la fausse vertu. Son talent était trop prime-sautier, trop ennemi des entraves, pour ne pas se libérer bientôt de toute attache servile, aussi bien de toute attache à ses contemporains qu’aux poètes du passé.

Les poèmes de M. de Liliencron sont parfois un peu rudes, un peu encombrés de lianes sauvages : on n’en a que davantage la sensation du plein air, de la nature forte, libre et fraîche ; et du milieu des lianes s’élèvent aussi de grands arbres où se joue le soleil, et entre lesquels s’étendent de belles nappes de clarté. La sève y est généreuse et d’un parfum grisant ; je dirai même que l’afflux en est presque trop abondant, car la sensation de vie qui s’en dégage est trop exclusivement une sensation de belle santé physique, qui n’est à proprement parler en contradiction avec aucune loi morale, ni aucune grande préoccupation de l’intelligence, mais qui, les ignorant toutes, peut très bien venir à les heurter, et les heurte parfois en effet. Faut-il en faire un grand reproche à M. de Liliencron ? Platon bannissait les poètes de sa république ; peut-être vaut-il mieux les y laisser, en considérant que la poésie peut très bien être dans certains cas une porte de sûreté par où s’échappe le trop-plein de beaucoup de sentimens et de sensations qui sont en nous ; qui ne peuvent pas ne pas y être ; et qui cependant sont en contradiction avec les plus légitimes lois auxquelles il nous faut nous soumettre. Que quiconque découvre en soi un amour trop grand d’existence libre et aventureuse à travers le vaste monde, quiconque souffre d’une exubérance de vie à laquelle viennent mettre obstacle les circonstances, lise donc M. de Liliencron.

Le baron de Liliencron est le descendant d’une vieille famille du nord de l’Allemagne ; et il est facile de retrouver chez lui des traces du bel orgueil naïf et de l’audace à toute épreuve par où se distingua souvent l’ancienne chevalerie. Par certains côtés, il rappellerait même ces anciens nobles pillards et déprédateurs qui vivaient en dehors de l’Etat et de la loi, et ne reconnaissaient qu’un droit, le droit que leur donnaient leur force et leur courage, le droit conquis par leur personnalité. A ce point de vue, on pourrait le rapprocher de Nietzsche. Pas plus que celui-ci, il ne s’embarrasse de sentimentalisme ; pas plus que lui, il ne respecte rien que les caprices de sa fougue et de sa fantaisie individuelle. Mais là s’arrête la ressemblance. Nietzsche motive