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peut-être plus considérable que jamais ; mais la qualité de ces productions ne répondait pas à leur nombre. C’était comme si après Goethe et Heine il ne fût plus resté qu’à les imiter servilement l’un et l’autre ; à moins encore que l’on ne se contentât tout simplement du culte de la forme, presque sans nul souci du sentiment ni de l’idée.

Les règles esthétiques que firent triompher assez longtemps nos poètes de l’école parnassienne, on peut dire en effet quelles dominèrent pendant près d’un demi-siècle tout l’art poétique allemand. Platen et Rückert furent, sinon à proprement parler les initiateurs, du moins les fondateurs de cette école pour laquelle la forme était tout, et le contenu, rien ou peu de chose, pour laquelle l’expression n’était plus un moyen, mais devenait le but même de la poésie. Peut-être pourrait-on dire de Heine lui-même qu’il eut là sa part de responsabilité. Si implacable adversaire de Platen qu’il fût, il ne se montra pas moins lui-même aussi, et plus encore que Platen, un tel maître dans la forme, il n’y fit pas moins preuve d’une telle virtuosité, qu’il n’a pas toujours su échapper au danger de faire montre gratuitement de cette virtuosité, et ainsi parfois d’en abuser. Par l’apparence de vie que son art merveilleux a su maintes fois prêter à de purs jeux de langage ou d’esprit, il a donc pu contribuer lui-même à propager un art qu’il combattait.

Mais le poète chez qui ces nouvelles tendances se manifestèrent de la façon la plus consciente et qui parla, en même temps qu’il atteignait à une véritable maîtrise, conquit aussi en Allemagne la plus grande renommée, depuis Heine, c’est Emmanuel Geibel, dont toute la poésie est d’essence purement formelle. On a souvent cité de lui ces conseils qu’il donne aux poètes : « Que, par une forme accomplie, le vrai poète s’efforce à glaner du sourire, même dans un sujet pénible ! Qu’un noble rythme vienne adoucir et rendre belles toute douleur et toute tristesse ! Que même le cri d’angoisse qui s’échappe de la poitrine devienne de la musique pour l’oreille ! Que le javelot piquant de l’ironie soit tout d’abord plongé dans les vagues de la grâce, et que résonne avec harmonie l’arc qui le doit lancer ! » Cette citation est empruntée à ses Distiques de la Grèce ; et elle forme en allemand six vers pleins d’un charme qu’il est malheureusement impossible de retrouver dans une traduction[1].

  1. Je ferai remarquer ici, en passant, que cette impossibilité de traduire des vers d’une langue dans une autre, et en particulier de l’allemand en français, est un peu à regretter dans une étude du genre de celle-ci. C’est évidemment lorsqu’il s’agit de poésie lyrique qu’une bonne citation serait souvent préférable à n’importe quel commentaire. Mais, pour ne pas desservir los poètes dont j’aurai à parler, en leur enlevant par le fait même de la traduction une de leurs qualités primordiales, je restreindrai mes citations aux cas semblables à celui-ci, où je veux attirer l’attention sur l’idée et non sur la forme. Pour ce qui est de la forme et de tout l’éclat que celle-ci peut donner à l’idée, je serai bien obligé de prier qu’on veuille bien en croire ce que je dis, jusqu’au moment où l’on aura pris la peine d’aller consulter soi-même le texte original.