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payer l’indemnité de guerre, et ont amené la libération anticipée du territoire. Nul n’a travaillé plus utilement que lui au rétablissement de notre situation financière, et lorsqu’elle a été compromise de nouveau par les imprudences d’une politique qui poursuivait à la fois des diminutions d’impôt excessives et des augmentations de dépenses qui ne l’étaient pas moins, nul n’a mis plus de courage à dénoncer le danger, au risque d’y perdre pour un moment sa popularité. M. Léon Say est toujours resté sur la brèche. Il n’y a pas eu depuis vingt-cinq ans une grande discussion financière ou économique à laquelle il n’ait pris part. Il le faisait également bien par la parole et par la plume : les lecteurs de cette Revue ont pu, à maintes reprises, s’en apercevoir. On a dit de M. Thiers qu’il n’était pas seulement clair, qu’il était lucide : c’est un éloge qui pourrait s’appliquer également à M. Léon Say. Son style, comme sa parole, était simple et affectait volontiers quelque négligence, mais il était plein de lumières et de traits, fertile en aperçus ingénieux et spirituels, auxquels M. Léon Say s’abandonnait avec d’autant plus d’aisance et de sécurité que sa science était profonde et que son expérience des affaires était une des plus exercées et des plus complètes de ces temps-ci.

Mais l’homme, chez M. Léon Say, était encore supérieur à ce qu’a été le politique, l’économiste et le financier. Tous ceux qui l’ont approché l’ont aimé. Tous ont subi le charme de cet esprit si délié, si vivement intéressé par les choses les plus diverses, si intéressant par la manière dont il les reflétait. Bien qu’il aimât la politique parce qu’il aimait la liberté et qu’il cherchait à la faire prévaloir partout, il était le contraire d’un politicien. Il n’a jamais recherché le pouvoir, n’en ayant pas besoin pour être quelqu’un. Il savait trouver toujours des occupations nouvelles pour son immense activité. Il était aussi connu et peut-être encore mieux jugé et apprécié à l’étranger qu’en France même. On voyait en lui, après trois générations dans la même famille d’hommes éminens ou très distingués, un des représentais les plus accomplis de notre race, et surtout de notre vieille bourgeoisie, libérale, éclairée, cultivée, laborieuse. Aussi sa perte a-t-elle été ressentie partout avec une émotion sincère, comme il arrive au moment où disparait un homme qui, par le rayonnement de son intelligence et le charme de son caractère, a honoré sa génération et son pays.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.