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par de brusques attaques, il le tâtait, s’efforçait de le surprendre en flagrant délit de contradiction ou d’erreur. Caulaincourt fit un dernier effort : « La guerre et la paix, dit-il, sont entre les mains de Votre Majesté ; je la supplie de réfléchir pour son propre bonheur et pour le bien de la France. — Vous pensez comme un Russe, dit l’empereur redevenu sévère. — Non, Sire, comme un bon Français, comme un fidèle serviteur de Votre Majesté. » Et comme Napoléon déclarait d’un ton d’assurance que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens en particulier, le sollicitaient, lui faisaient signe, l’appelaient, qu’il aurait pour allié tout un peuple en révolte, celui qui parlait ce jour-là en prophète le conjura de croire que les Polonais de Lithuanie s’étaient pour la plupart accoutumés au régime russe, qu’ils hésiteraient à courir de nouveaux hasards, « à se remettre en loterie. » Il eut l’audace d’ajouter : « D’ailleurs Votre Majesté ne peut se le dissimuler, on sait trop maintenant en Europe qu’elle veut des pays plus pour elle que pour les peuples qu’elle délivre. — Vous croyez cela, monsieur ? — Oui, sire. — Vous ne me gâtez pas, répliqua l’empereur d’un ton piqué. Il est temps d’aller dîner. » Et il lui tourna les talons.

Cet entretien, qui témoigne que l’histoire de la diplomatie a ses pages héroïques, avait duré sept heures, et M. Vandal a sûrement raison de dire que jamais Napoléon n’avait entendu un tel langage. Le malheur est qu’il y avait un point faible dans les appréciations et les remontrances de Caulaincourt. Il avait tort de croire que des concessions habiles et une politique généreuse pouvaient encore sauver la paix et l’alliance. En ceci Napoléon voyait plus juste que lui. Il avait compris que c’en était fait, que, devînt-il par miracle le plus modéré des conquérans, les ombrages que, donnait aux peuples et aux souverains sa prodigieuse grandeur ne seraient point dissipés, que, s’il remettait l’épée au fourreau et renonçait aux entreprises, on en formerait contre lui, que sa sagesse passerait pour un aveu d’impuissance et que ses ennemis, rendus plus audacieux, comploteraient de lui reprendre ce qu’il avait pris.

Mais si une nouvelle collision était inévitable, que n’attendait-il qu’on l’attaquât ? « Mieux eût valu cent fois, dit fort justement M. Vandal, laisser l’ennemi sortir de ses frontières et s’enferrer que de l’aller chercher dans ces déserts du Nord où plus d’une fortune illustre avait trouvé son tombeau. » Que n’en croyait-il son grand écuyer, qui était un grand sage ! Pourquoi courir au-devant des désastres que lui annonçait un homme d’honneur, qui avait longtemps pratiqué les Russes ? « Tôt ou tard j’aurai la guerre avec la Russie ; mais ce n’est pas en Russie que je la ferai. » Telle est la conclusion qu’il aurait dû tirer de cet entretien de sept heures et des avertissemens prophétiques de Caulaincourt. Il a prouvé dans l’immortelle campagne de France qu’il s’entendait à se défendre, que, n’eût-il à la main qu’un tronçon