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inévitable, il s’y préparait, il avait des plans secrets et de vagues espérances qu’il ne confiait à personne. Il n’était pas le seul qui eût des sujets de mécontentement, personne en Europe n’était content ; il se promettait de grouper autour de lui toutes les fiertés blessées, tous les intérêts en souffrance, et de s’en faire des alliés contre l’ennemi commun.

Mais il savait attendre, et, pour gagner du temps, il s’appliquait à endormir la prudence de l’ambassadeur français, pour lequel il avait beaucoup d’estime. Il lui prodiguait les attentions, les prévenances. Il lui répétait en toute rencontre qu’il attachait un prix, infini au bon vouloir de son grand ami, qu’il ne romprait jamais avec lui, qu’il observerait fidèlement les traités, qu’il ne ferait la guerre que si on l’obligeait a la faire, qu’on pouvait l’en croire, qu’il avait horreur des chemins détournés, des sentiers tortueux, qu’il n’aimait que la politique du grand jour : « Je ne cache rien, général, je n’ai rien à cacher. » — « Caulaincourt, dit M. Vandal, se laissait prendre à la musique de cette voix qui savait moduler sur le même air des variations infinies. Il ajoutait foi aux paroles que lui prodiguait cette bouche, dont le sourire avait une grâce ineffable, et il ne s’apercevait pas que le haut du visage démentait involontairement l’expression des lèvres, que les yeux ne souriaient jamais, ces yeux d’un bleu terne et voilé, que le regard immobile, presque effrayant par sa fixité, ne se posait jamais sur l’interlocuteur et semblait s’absorber dans la contemplation d’un mystérieux fantôme. »

Non seulement ce souverain aux yeux bleus, qui n’avait rien à cacher, tenait la guerre pour inévitable ; persuadé qu’une attaque était la meilleure des parades, il avait conçu, comme le démontre M. Vandal pièces en main, le hardi projet de prendre l’offensive et engagé, à cet effet, des négociations clandestines avec les Polonais, qu’il se flattait de détacher de Napoléon, avec la Suède et Bernadotte, avec la Prusse, avec la cour de Vienne. En même temps il concentrait secrètement ses armées sur la frontière. Elles ne suivaient pas les grandes voies de communication. « Marchant par bataillons ou même par compagnies, divisées en détachemens innombrables, elles se glissaient par des chemins détournés qui n’avaient jamais été des routes militaires. Les précautions les plus rigoureuses avaient été prises pour clore hermétiquement et murer la frontière, pour se défendre contre tout espionnage… Des piquets de cavalerie gardaient toutes les entrées, reliés entre eux par des patrouilles qui circulaient nuit et jour… C’était à l’abri de cet épais rideau que la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie se remplissaient de troupes. » Caulaincourt, caressé, cajolé, ne se douta de rien. Ce fut le ministre résident de France à Varsovie, M. Bignon, qui révéla à Napoléon les