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peut sembler. Assurément la poésie courtoise, non plus d’ailleurs qu’aucune poésie lyrique, ne chante l’amour conjugal. Mais si l’on écarte les facéties de l’Art d’amour d’André le Chapelain, qui lourdement a travesti les conceptions sentimentales de son temps, soit qu’il fût d’esprit trop grossier, soit qu’il ait été le secrétaire d’un cercle mondain particulièrement licencieux, rien n’est plus vraiment chaste (par le ton tout au moins et l’expression) que ces poèmes où l’on croit trouver une théorie de corruption. Ces poèmes procèdent, assure-t-on, de chansonnettes comme celles du roman de Flamenca et de la Regina avrilloza. Or le seul objet de ces chansonnettes est de bafouer le mari et le mariage ; c’en est le thème unique et, ce thème unique, par une rencontre singulière, n’apparaît jamais dans les chansons courtoises. Le propre des chansons de maieroles est de proclamer à tout venant qu’on s’affranchit du servage conjugal, et le propre des chansons courtoises est de le dissimuler ou de s’en taire : ici nulles plaintes contre le mariage, nulle allusion au mari, s’il existe. En admettant même, ce qui n’est pas sûr, qu’on soit toujours en présence de « chants d’adultère »[1], le poète n’y proclame jamais le droit à la rébellion contre les contraintes sociales, il feint seulement de les ignorer ; il ne chante jamais la

  1. Nous pouvons l’admettre ici, sans que notre thèse en souffre. Pour le contester, la place nous manque plutôt que les raisons. On peut du moins les indiquer, quitte à les développer plus tard. Les chansons courtoises sont généralement assez vagues pour se prêter à toutes les variétés de situation qu’offre en effet la vie, amour coupable ou non, heureux ou contrarié, pour une femme libre ou engagée en d’autres lions. Il est vrai qu’il n’est jamais fait allusion à un mariage qui pourrait consacrer publiquement la passion du poète : ce n’est pas que l’amour ne puisse exister entre époux, comme le dit une règle grossière d’André le Chapelain (conception expressément contredite par vingt romans, issus des mêmes cercles mondains) ; l’amour chevaleresque est non pas contraire aux conventions sociales ; il est supérieur et d’un autre ordre. En fait, dans les romans, les chansons courtoises s’adressent tantôt à des femmes mariées, comme la dame du Fayel, tantôt à des jeunes filles, comme Lienor. — On allègue que souvent, dans les chansons courtoises, apparaissent des personnages singuliers, les losengiers, dont l’amant avertit sa dame de se délier ; ce sont, dit-on, les traîtres prêts à dévoiler au mari les amours furtives ; le plus souvent, ils sont simplement des rivaux, des jaloux, des mesdisans, qui calomnient l’amant auprès de sa dame, et le poète la supplie de leur imposer, avant de les en croire, les mêmes épreuves qu’à lui-même. — Ce qui est sûr, c’est que les troubadours se sont attachés à dépouiller la passion de tous ses accidens individuels, pour chanter seulement l’aspiration à l’amour, à la beauté, et l’excellence de l’objet aimé. Mais quel est cet objet ? Qui est précisément celle à qui s’adressent les chansons ? Elle est la dame, le reste est laissé dans un vague voulu. — Qu’après cela, le code grossier d’André le Chapelain puisse trouver en quelques chansons un commentaire qui le confirme, c’est ce que je reconnais bien ; les deux cents poètes à qui appartiennent ces chansons ont interprété différemment, les uns plus prosaïquement, les autres plus finement, le Credo commun ; mais la grande majorité ne l’a pas compris comme André le Chapelain. Dante et Pétrarque appartiennent à cette majorité, — et c’est ici ce qui importe.