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auteurs français qui l’emploient une connaissance de l’art provençal. — Enfin, le printemps, la joie et la jeunesse sont intimement liés à l’amour dans les chansons de danse et ils le sont pareillement dans la poésie courtoise. »

L’amour, la jeunesse, la joie et le printemps sont intimement liés, en effet, dans les chansons des troubadours et les chansons de mai ; mais puisqu’ils le furent de tout temps en toute poésie amoureuse et qu’ils resteront associés en poésie aussi longtemps sans doute qu’ils le seront dans la réalité de la vie, la théorie a dû se préoccuper de montrer que cette alliance, si naturelle ailleurs et si constante, semble ici marquée de traits conventionnels. Y a-t-elle tout à fait réussi ? D’abord il est vrai que le mot et l’idée de joie tiennent une place singulière dans la poésie courtoise, mais avec un sens très particulier et comme ésotérique : la joie est dans la langue des troubadours cette exaltation sentimentale, source de poésie, faite d’espérance et de désespérance, qui naît de la souffrance même de l’attente et de la confiance en Amour, et qui pour ceux qui savent aimer vaut mieux que la jouissance des « faux amans ». On voit très bien comment ce sentiment raffiné peut se rattacher à l’ensemble des conceptions sentimentales du temps ; on voit moins bien comment et pourquoi la joie, ainsi entendue, aurait d’abord été synonyme de la « gaieté inhérente à la saison nouvelle. »

Quant aux descriptions du printemps chères aux troubadours, il est de fait qu’elles se reproduisent au début de leurs chansons avec une persistance si monotone qu’elles portent bien le caractère de formules presque obligatoires ; mais est-il nécessaire d’expliquer cette convention par une survivance des fêtes de mai ? Il est fort naturel de trouver dans les poésies amoureuses des prés fleuris, des oiseaux chanteurs, des « printemps » ; ce qui surprend, ce n’est pas leur présence en nos poèmes, c’est uniquement leur fréquence abusive[1]. Or, ce n’est pas seulement ce

  1. Ce qui donne une force réelle à l’argument de M. G. Paris, ce n’est pas tant que les trouvères lyriques aient abusé des printemps, car leurs confrères, les romanciers, voire les trouvères épiques en ont pareillement abusé. Le moyen âge n’a guère exprimé que sous cette forme le « sentiment de la nature » ; du moins, sous cette forme, l’a-t-il exprimé à satiété. Mais ce qui est singulier, c’est qu’en nombre de chansons, cette description printanière ne se justifie en rien dans la suite du poème et ne se rattache au contexte que par une grossière suture. En voici un exemple en cette chanson du châtelain de Couci :
    Molt m’ost bele la douce comencence
    Del novel tens a l’entrer de l’ascor,
    Quo bois et pré sont de mainte semblance,
    Vert et vermeil, covert d’erbe et de flor.
    Et je sui, las ! de ce en tel balance
    Qu’a mains jointes aor
    Ma bele mort ou ma haute richor,
    Ne sai lequel, s’en ai joie et paor,
    Si que sovent la chant ou del cuer plor…
    Mais, pour expliquer ces débuts maladroits sans recourir aux maieroles, il suffit d’admettre que le thème primitif est celui-ci, très naturel, commun aux élégiaques de tous les temps : « que le spectacle du renouveau de la nature ravive la joie ou la peine de l’amant », motif que le même châtelain de Couci a souvent diversifié. Ainsi : « Quant li estés et la douce saisons — Fait fuelle et flor et les prés renverdir, — Las ! chascuns chante et je plor et sospir… » ou bien : La douce voiz del roisignor sauvage — Me radoucist mon cuer et rasoage… — ou bien : Quant voi venir le douz tens et la flor. — Que l’erbe vert s’espant aval la prée — Lors me sovient de ma douce dolor. » — Puis, ce thème étant devenu, comme tant d’autres, lieu commun, on s’explique qu’eu certaines chansons, il s’adapte maladroitement au contexte.