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difficulté de comprendre comment d’une source unique d’inspiration auraient découlé des genres si contraires de ton et d’esprit. Dans la solennelle chanson d’amour, le poète met tout son cœur, tout son sérieux du moins ; dans la pastourelle, il n’est jamais dupe et le laisse voir ; il s’amuse ; il se délasse de lui-même et de sa gravité coutumière. Un Thibaut de Champagne peut bien composer tour à tour une chanson d’amour et une pastourelle, comme Joachim du Bellay rime une ode, puis une « villanelle » ou un « jeu rustique » : mais, pour l’un comme pour l’autre, la chanson d’amour ou l’ode, c’est le grand œuvre ; le reste n’est qu’amusette. Et cette absence de tout sérieux dans les petits genres que nous avons considérés semble bien indiquer une substitution consciente de la pastorale conventionnelle à la chanson vilaine et sincère, une transposition voulue du mode populaire au mode aristocratique, bref un brusque changement de milieu. — En un mot, selon la théorie, les mêmes motifs des chansons de maieroles auraient été traités par les mêmes poètes tantôt plaisamment et presque ironiquement, tantôt avec une singulière gravité, pour produire indifféremment tantôt des chansonnettes, tantôt le « grand chant » des Pierre d’Auvergne et des Guiraut de Borneil. Comment s’expliquer cette différence de traitement ? — La théorie ne le dit pas.

Mais, en fait, il existerait entre les chansons de mai et les chansons des troubadours des rapports étroits, qui s’expliquent seulement si les unes sont issues des autres. « D’abord, écrit M. G. Paris, un des traits les plus caractéristiques de la poésie des troubadours, c’est cette éternelle description du printemps qui commence leurs pièces. On a souvent remarqué la monotonie de ce début presque obligatoire et l’on a cherché à l’expliquer de diverses façons. Il s’agit tout simplement de formules consacrées par les chansons de mai : toute chanson d’amour est originairement une reverdie ; plus tard, on ne comprit plus le sens de ce motif légué par une tradition oubliée, et des protestations s’élevèrent contre cette tyrannie d’abord en Provence, puis en France, ensuite en Allemagne, en Portugal et dans les autres pays qui avaient accueilli l’art courtois. — Les chansons de printemps célèbrent la joie, la gaieté, la joliveté, inhérentes à la saison nouvelle. Or ces qualités ont pris une telle place dans la lyrique provençale que joi est devenu pour ainsi dire synonyme de poésie. — A l’idée de gaieté, dans les chansons de mai, s’associe tout naturellement celle de jeunesse. En provençal jove, jovent ont un sens consacré dans la langue de la poésie, et la formule joi e jovent est tellement typique qu’elle prouve infailliblement chez les