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que légendaire ou mythique. Aussi ne fut-il point autre chose, et tel est, dans l’art de Wagner, le premier effet de la théorie sur la pratique, de la sociologie doctrinale sur la sociologie de l’œuvre. Mais il y en a d’autres encore, et qui se sont produits non plus dans l’ordre de la poésie ou de la poétique, mais dans celui de la musique même, de la seule musique. Plus que toute autre, la musique de Wagner est sociologique en ce sens, que plus que toute autre elle a pour principe le nombre. Wagner a renversé les modes ou les lois, obéies jusqu’à lui, de la représentation musicale des êtres et des choses. Il a dépossédé l’unité chantante au profit de la pluralité instrumentale, et de cette pluralité, désormais souveraine, il a multiplié les élémens à l’infini. Renouvelant en quelque sorte les conditions de la vie, il a voulu que celle-ci procédât non plus d’une force unique, mais d’un concours de forces. On ne saurait trop rappeler à ce sujet les paroles profondes d’Amiel : « Les œuvres de Wagner, écrivait-il en 18S7, sont plutôt des drames symphoniques que des opéras. La voix est ramenée au rang d’instrument, mise de niveau avec les violons, les timbales et les hautbois, et traitée instrumentalement. L’homme est déchu de sa position supérieure, et le centre de gravité passe dans le bâton du chef d’orchestre. C’est la musique dépersonnalisée, la musique néo-hégélienne, la musique-foule, au lieu de la musique individu. En ce cas elle est bien la musique de l’avenir, la musique de la démocratie socialiste, remplaçant l’art aristocratique, héroïque et subjectif. »

Le penseur à demi allemand a compris admirablement le musicien d’Allemagne. La musique de Wagner est bien ce que dit Amiel : musique-foule. Et cette foule est une collection d’infiniment petits. En toute œuvre de musique aujourd’hui, en tout chef-d’œuvre même, le menu détail remplace de plus en plus les vastes généralisations d’autrefois. Rien ne s’y rapporte plus à de grandes causes simples, à des partis pris individuels et souverains, mais à des élémens innombrables et presque imperceptibles. Comment ne pas sentir ici, entre les diverses manifestations de la pensée et de la vie, des harmonies mystérieuses et profondes ? Elles n’ont point échappé naguère à l’un de nos maîtres, méditant il y a quelques mois sur une grande sépulture. « Il serait absurde, écrivait ici même M. de Vogué le lendemain de la mort de Pasteur, il serait absurde de prétendre que la doctrine pastorienne apporte un appui à nos systèmes politiques et sociaux, à la démocratie, au suffrage universel ; voire même au socialisme envisagé comme l’association des petits intérêts qui se liguent pour mieux vivre aux dépens d’un grand corps… Il n’en est pas moins