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les mêmes besoins physiques, les mêmes préoccupations matérielles qu’eux, et nos actes publics ou privés sont déterminés, au moins en partie, par les mêmes intérêts que les leurs. M. Fustel s’en rendait compte mieux que personne. L’auteur de l’étude sur Polybe, celui qui a tant insisté sur la prépondérance qu’ont eue dans tous les pays les questions économiques, celui qui a cherché dans la pratique du précaire la clef de l’histoire intérieure de Rome jusqu’à l’Empire[1], n’était pas homme à méconnaître tout ce qu’il entre de considérations de ce genre dans les mobiles humains. Si dans la Cité antique il ne les a point signalées, ce n’est pas par ignorance, c’est en vertu d’un dessein prémédité. Il savait bien qu’il laissait dans l’ombre une multitude de faits qui, pris en eux-mêmes, n’étaient certes pas négligeables ; mais l’objet de son livre, comme d’ailleurs de tous ses premiers travaux, était de prouver une thèse, et il écartait d’emblée les textes qui n’étaient pas utiles à sa démonstration. La théorie qu’il avait en vue acquérait par-là un relief extraordinaire ; mais, n’étant fondée que sur la moitié des faits, elle n’était qu’à moitié vraie ; elle énonçait avec force une vérité, elle n’énonçait pas toute la vérité. M. Fustel ne dit rien de faux sur l’âme gréco-romaine ; mais comme il n’en retrace pas tous les traits, il risque de tromper ceux qui seraient tentés de croire qu’il nous la montre sous tous ses aspects. Les anciens, en un mot, ont eu les sentimens et les idées qu’il leur prête ; mais ils en ont eu aussi beaucoup d’autres dont il ne parle pas, en sorte que ceci n’est pas toute la cité antique, mais plutôt la cité antique envisagée sous un jour particulier.


III

A partir de l’année 1864, M. Fustel de Coulanges commença à élaborer son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France. Il en publia le premier volume en 1875. Le second, consacré aux origines et à l’exposé du régime féodal, devait paraître en 1876. Un troisième était réservé pour l’étude de la royauté limitée par les États-Généraux, et un quatrième pour l’étude de la monarchie absolue. Ainsi M. Fustel espérait atteindre en quatre volumes la date de 1789. Mais il se vit aussitôt obligé de renoncer à son plan. Le tome Ier provoqua un tel émoi parmi les critiques qu’il sentit la nécessité d’établir ses assertions encore plus fortement. On l’avait accusé d’être systématique à l’excès, d’interpréter capricieusement les textes, d’altérer les faits au gré de ses fantaisies ; il voulut convaincre le public qu’il n’avait rien

  1. Je recommande la lecture de ces belles pages, qui comptent parmi les plus fortes que M. Fustel ait écrites Origines du régime féodal, p. 83 et suiv.