Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/942

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et pourquoi tous deux exaltent-ils par-dessus tous les autres le culte de Shakspeare ? Ne serait-ce pas parce qu’ils devinent entre le génie de Shakspeare et leurs propres tendances une sorte de conformité ou d’affinité, parce qu’ils retrouvent en lui leurs propres façons de penser et de sentir, et parce qu’ils lui savent gré d’avoir conçu que le monde est fait de la même étoffe que nos songes ? C’est cela même qu’il y a au fond du procédé de l’intuition : il nous mène infailliblement vers ceux dont la nature d’esprit est voisine de la nôtre. Il est un sûr moyen pour nous admirer en autrui.

On ne cesse de nous répéter que la critique est inutile et qu’elle ne sert à rien ; c’est donc le moins qu’elle ne devienne pas dangereuse et qu’elle ne contribue pas pour sa part à égarer les écrivains et les gens de goût. Je n’ai garde de médire de l’ancienne critique exclamative. Elle faisait merveille dans la chaire des professeurs et au bas des pages des livres classiques. Elle valait mieux que tant de commentaires savans par lesquels on l’a si maladroitement remplacée. Il n’y a qu’un moyen pour inspirer aux jeunes gens l’admiration des belles choses, c’est de montrer qu’on en est soi-même pénétré. Mais l’enthousiasme est un état d’esprit et c’est même un état violent ; ce n’est pas une méthode de découverte et ce serait plutôt le contraire. Victor Hugo réclamait jadis qu’on admirât le génie « comme une bête » ; c’est à quoi nous nous refusons. Dans toute médaille humaine, si pur que soit le métal dont elle est faite, il y a une part d’alliage ; c’est le rôle de la critique de la séparer. Les écrivains, quel que soit leur mérite, ont une tendance commune à aimer en eux de préférence leurs défauts. Ce sont aussi bien ces défauts que va chercher pour les imiter la foule des disciples. Et enfin le génie, par la toute-puissance de sa séduction, exerce sur les esprits une véritable tyrannie. C’est contre cette tyrannie qu’il appartient à la critique de nous défendre.

En fait, ce à quoi on nous convie, c’est à une tentative pour développer dans la critique justement tous les germes de mort qu’elle enferme. Car nous savons bien que nous sommes enveloppés de tous côtés par l’inconnaissable et que le mystère est le dernier terme auquel il nous faudra aboutir. Quand elle a la prétention d’exorciser le mystère, la science nous semble ridiculement infatuée d’elle-même. Il n’en reste pas moins que chacun des progrès de la science consiste à refouler ce mystère et à réduire une part nouvelle de cet inconnaissable sous les lois de notre raison. Il y aura toujours dans la démarche du génie quelque chose d’irréductible, un acte primitif que nous serons réduits à constater. Mais l’effort doit consister à reculer toujours davantage ces frontières dans lesquelles le génie nous devient inaccessible, et à décrire exactement toutes les autres parties du domaine. Nous savons bien qu’il y a dans le jugement