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La sibylle se démenant sur son trépied ne mettait pas sa coquetterie à parler un langage aisément intelligible à tous. Un style simple, clair, « coulant », où les idées se suivraient logiquement, où les mots traduiraient les idées loyalement et sans les surfaire, serait ici tout à fait déplacé. Mais d’entendre Emerson et Carlyle parler avec simplicité, c’est la seule surprise qu’ils ne nous ménagent pas. Leur style va par bonds comme leur pensée, d’une phrase à l’autre, il n’y a ni suite, ni lien. Les phrases sont lancées, une à une, et chacune valant par elle-même. C’est quand on essaie de les expliquer l’une par l’autre qu’on perd sa peine et son temps. Il faut donc les considérer isolément, tâcher à débrouiller l’énigme sans autre secours qu’elle-même, ou encore implorer le secours d’en haut pour déchiffrer l’oracle. Les tournures les plus bizarres donnent un air compliqué à ce qui de soi irait sans difficulté. Des métaphores inattendues, des images violentes, des façons de parler tourmentées et forcées éclatent à chaque instant. Ce qu’il y a de plus déconcertant, c’est que les mots ne sont jamais pris dans leur sens habituel, ils se réfèrent à un langage conventionnel dont on risque à toute minute d’avoir perdu la clé. Le lecteur secoué, heurté, cahoté, mis à la torture et à la gêne, ne suit qu’avec une extraordinaire tension d’esprit qui se change en une souffrance intolérable pour peu qu’on aime à savoir exactement ce qu’on lit et quand on ne se contente ni des demi-jours crépusculaires ni des clartés obscures. Tout a été dit sur le style exaspéré, forcené, enragé de Carlyle. Celui d’Emerson, d’apparence plus unie, n’est guère moins décevant. Notre témoignage serait ici peu recevable ; mais il est confirmé par celui des lecteurs anglais. John Morley, dans l’Essai qu’il consacre à Emerson, ne craint pas d’avouer l’embarras où il s’est trouvé plus d’une fois : « Il en arrive à se mystifier lui-même par des phrases vaines et creuses ; ceux-là mêmes ne peuvent le nier qui ont le plus de sympathie pour son large et généreux enseignement. Il y a telle page qui, pour l’auteur de ces lignes du moins, après une méditation suffisamment sérieuse, demeure du pur grimoire, une chose dépourvue de sens et de valeur. » Et il cite ce bout de dialogue : « Pouvez-vous me dire, demandait à Emerson un de ses auditeurs les plus rapprochés au cours d’une conférence, quel rapport il y a entre cette dernière phrase et la précédente et quel rapport elles ont toutes deux avec Platon ? — Aucun, mon ami, sauf en Dieu[1]. » De fait, ces bizarreries de forme ne sont pas pure affectation, ornemens de luxe et de surcroit. Elles font partie intégrante du système. Tandis qu’ailleurs on s’efforce à parler avec propriété et précision et qu’on peine pour trouver l’expression

  1. John Morley, Essais critiques (trad. Georges Art), p. 236, 204.