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médiévales, aux ruines étrusques. Swedenborg est pour lui un des missouriums et des mastodontes de la littérature. Mais c’est surtout quand ils songent à Shakspeare que les critiques intuitifs perdent tout sang-froid. « Shakspeare est grand comme le monde », dit tout uniment Carlyle. Mais Emerson : « Quel point de morale, de mœurs, de philosophie, de religion, de goût, de conduite de vie n’a-t-il pas réglé ? Quel est le mystère sur lequel il n’ait pas prouvé sa compétence ? De quel office, de quelle fonction, ou de quel département du travail de l’homme n’a-t-il pas fait mémoire ? A quel roi n’a-t-il pas enseigné la majesté comme Talma l’enseignait à Napoléon ? Quelle jeune fille ne l’a trouvé plus fin que sa propre délicatesse ? Quel amant n’a-t-il pas surpassé en amour ? Quel sage n’a-t-il pas surpassé en vision ? Quel gentilhomme n’a-t-il pas éclairé sur la rudesse de sa conduite ?… Il a écrit les airs pour toute notre musique moderne ; il a écrit le texte de la vie moderne ; le texte des mœurs : il a dessiné l’homme d’Angleterre et d’Europe, le père de l’homme d’Amérique : il a de ? sine l’homme et décrit le jour et ce qu’on y fait ; il a lu les cœurs des hommes et des femmes, leur probité et leur arrière-pensée et leurs artifices ; les artifices de l’innocence et les transitions glissantes par lesquelles vertus et vices se changent en leurs contraires ; il a su démêler la part de la mère de la part du père dans la face de l’enfant ; ou tracer les fines démarcations de la liberté et du destin ; il a connu les lois de répression qui sont la police de la nature ; et toutes les douceurs et toutes les terreurs… » Mis en présence de son dieu, le dévot tremble, pâlit et délire.

C’est bien de délire qu’il s’agit, du même délire que produit chez la Sibylle antique la révélation du mystère, chez l’initié le coup d’aile de l’Invisible. Pour ceux en effet qui sont capables de ce genre d’émotion, le génie semble d’autant plus admirable qu’il échappe davantage à toute conception. « Shakspeare, dit Emerson, est inconcevablement sage ; les autres concevablement. Un bon lecteur peut en quelque sorte nicher dans le cerveau de Platon et penser de là ; mais non dans celui de Shakspeare. » C’est ce qui fait son incontestable supériorité et l’élève par-dessus tous ses rivaux, plus haut que Dante, plus haut que Gœthe. Ce qui se conçoit le moins est ce qui se sent avec le plus d’intensité. On en arrive à voir la poésie jaillir comme l’arc-en-ciel du fond de l’invisible. Un mot paraît un aérolithe. Un éclair a sillonné le ciel ; maintenant tout n’est plus que ténèbres. On est au bord de l’abîme. On se heurte à ce qui n’a plus de nom dans aucune langue, à ce qu’aucun vocable ne saurait exprimer, à l’Ineffable. On demeure stupide. C’est le ravissement, c’est l’extase, c’est le spasme suprême. Toute pensée s’abolit, tout rêve s’évanouit : la dernière lueur s’est éteinte… On ne comprend plus rien : la critique a mené son œuvre à bonne fin…