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mettre le grand homme à part et en dehors des conditions de l’humanité générale, tous liens étant rompus, tous points de contact étant supprimés. On fait de lui un enfant du miracle, un ambassadeur céleste, un envoyé de Dieu, créature extraordinaire qui n’a de l’homme que l’enveloppe matérielle, douée d’une essence particulière, comme les démons ou les anges.

Après qu’on a supprimé entre l’homme de génie et nous toute ressemblance, on efface les traits qui peuvent différencier entre eux les grands hommes. Nous avons coutume d’établir une distinction entre l’homme de pensée et l’homme d’action, entre le rêveur et l’homme d’affaires ou l’homme d’État. Nous ne croyons pas que les mêmes facultés fassent le grand conquérant, le grand législateur, le grand artiste. Même nous distinguons entre les qualités qui font l’orateur ou le poète, et le poète lyrique, épique ou dramatique. Nous voyons par maints exemples qu’on peut réussir dans un genre, échouer dans un autre. Et il nous arrive de déplorer que, par une erreur de direction et faute d’avoir connu la nature de son esprit, tel qui eût pu briller ailleurs se soit obstiné à un labeur pour lequel il n’était point propre. — On ne tient pas compte de ces différences dans la théorie de l’héroïsme. Le héros sera prophète, poète, général, mettra en ligne des bataillons ou des vers, fera manœuvrer des soldats ou des acteurs, suivant les circonstances et suivant le temps, mais en appliquant des facultés au fond identiques et toujours les mêmes. Shakspeare a trouvé sous sa main la forme dramatique ; il s’en est servi ; il aurait aussi bien coulé sa pensée dans la forme de l’ode ou de l’épopée. Cromwell aurait pu faire, le cas échéant, de très beaux livres. Napoléon, entre deux batailles, émettait sur la littérature, sur les arts ou sur la médecine des aphorismes mémorables. Pendant l’expédition d’Egypte, comme le corps des savans qui l’accompagnait s’évertuait à démontrer la non-existence d’un Dieu, Bonaparte, levant les yeux vers le ciel étoilé, réfuta d’un mot leur argumentation : « Très ingénieux, messieurs, mais qui a fait tout cela ? » Preuve évidente qu’il n’est pas besoin d’avoir passé par l’école et pâli sur les livres pour en remontrer aux plus subtils métaphysiciens ! « J’imagine, dit Carlyle, qu’il y a dans le Poète, le politique, le penseur, le législateur, le philosophe ; — à l’un ou l’autre degré il aurait pu être, il est tous ces hommes-là. Et de même je ne puis comprendre comment un Mirabeau, comment ce grand cœur brûlant, avec le feu qu’il portait en lui, avec les éclats de larmes qu’il portait en lui, n’aurait pas pu écrire des vers, des tragédies, des poèmes et toucher tous les cœurs de cette façon… Les maréchaux de Louis XIV sont une sorte d’hommes poétiques aussi. Les choses que Turenne dit sont pleines de sagacité et de génialité comme des dits de Samuel Johnson. » C’est le domaine de l’indiscernable et de l’indéterminé. Tout est dans tout.