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ces théories renferme une part indiscutable de vérité ; chacune d’elles n’est que l’expression plus ou moins outrée d’une loi expérimentale. Ceux qui les formulent en exagèrent presque toujours l’importance, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient absolument sans profit pour nous. L’ethnographie et la géographie ne nous livrent pas à elles seules tout le secret de l’histoire de l’humanité ; mais, si peu que ce soit, elles contribuent pourtant à y jeter quelques lueurs. Le fatalisme nous avertit que notre liberté morale ; a des limites ; il éveille notre esprit sur ce qu’il y a d’inconscient et d’irréfléchi dans nos actes, et il nous invite à mieux marquer la suite et le lien des faits. Il peut être périlleux de se préoccuper incessamment de l’idée de progrès ; mais il ne l’est pas moins de n’y jamais songer, car il est impossible de décider s’il y a eu progrès d’un siècle à l’autre sans une étude sérieuse des deux époques. Ainsi ces systèmes, pour lesquels M. Fustel professait tant de dédain, offrent néanmoins quelque utilité, lorsque au lieu de leur demander la solution définitive des graves problèmes qu’ils agitent, on n’y cherche qu’un ensemble de vues tantôt exactes, tantôt conjecturales, mais généralement très suggestives, sur l’histoire.

La méthode tracée par M. Fustel de Coulanges est en somme un merveilleux instrument de travail. J’en ai signalé les imperfections ; mais j’avoue qu’il n’en est pas de plus rigoureuse. Le malheur est que cette méthode n’est pas à l’usage de tout le monde ; elle est faite pour quelques hommes d’élite ; elle n’est pas faite pour tous les érudits. Il faut, pour la pratiquer, plusieurs conditions qui se trouvent rarement réunies dans une même personne : une intelligence large, vive, et pénétrante, un esprit net, précis et vigoureux, également propre aux patientes recherches de détail et aux conceptions les plus hautes, une puissance extraordinaire d’application, un amour passionné du vrai, un oubli complet de soi, une vie vouée sans réserve à la science. M. Fustel a eu toutes ces qualités ; mais il est peu d’historiens qui partagent ce privilège avec lui. Aussi sa méthode ne peut-elle pas être employée par tous indistinctement. Se figure-t-on, par exemple, le premier venu d’entre nous se campant en face des textes et essayant d’y découvrir la vérité à l’aide de ses seules lumières ? Et pour citer les noms les plus grands, imagine-t-on Michelet se résignant à raconter l’histoire de la Révolution d’une façon tout objective, sans y rien mettre de son cœur ni de ses idées ? Au fond, chacun se crée un peu à lui-même sa méthode. Il en est qui ont une sorte de respect instinctif pour les travaux des savans en renom et qui aiment à répéter ce qu’on a dit avant eux. D’autres, plus originaux ou d’humeur plus indépendante,