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Le défaut de mon œuvre, c’est qu’elle manque de diversité. Autant de Cosaques que les Polonais peuvent attraper, autant ils en empalent. Autant de Polonais pris par les Cosaques, autant d’écorchés vifs. Cela est un peu monotone. Je voudrais varier, mais la vérité historique me retient. Cela se publie dans le Journal des Savans dont je suis un des rédacteurs, quoique indigne, et à mon retour à Paris je vous demande la permission de vous envoyer cette affaire.

Celles du Mexique me tourmentent beaucoup, j’espère qu’on ne les compliquera pas en les mêlant de celles de Pologne. Bien que les Polonais soient bons catholiques, je ne puis oublier qu’ils ont donné deux fois de la mort aux rats au marquis Wielopolski, et qu’ils ont voulu trois fois l’assassiner, parce qu’il tâche de rendre la Pologne heureuse avec le gouvernement de l’empereur Alexandre. De plus, je me souviens qu’en 1848 j’ai entendu parler polonais sur toutes les barricades.

Quel drôle de temps que le nôtre, et comme il serait amusant d’en lire l’histoire dans deux ou trois siècles ! Tout est possible, disait M. de Talleyrand. Voici l’Autriche devenue libérale et les Prussiens marchant grand train à un petit 93. Mon ami, M. Odo Russell, a pris au sérieux une plaisanterie du pape, et lord Russell, son oncle, en a fait une grosse affaire. Que devient celle de la reine de Naples, et qui acceptera la succession ou plutôt la banqueroute du roi Othon ? J’ai eu l’honneur d’être le cicérone de son horreur de père, il y a deux mois. C’est un homme de beaucoup d’esprit, très vicieux et de très bonne humeur. J’ai fait des efforts inouïs en lui montrant les lions d’ici, pour le faire parler de deux personnes, que je n’ai jamais nommées, bien entendu, Lola Montes et le roi Othon. Il a très bien vu mon intention et a déjoué toutes mes attaques avec une tactique admirable. C’est pourquoi je n’ai pas eu l’ordre royal du Chien vert, sur lequel je comptais en menant le monarque à l’île Saint-Honorat. Je pense être à Paris dans quelques jours. Je viens de faire des bassesses pour que le chemin de fer, qui n’est pas encore ouvert, daigne me mener à la prochaine station. Je compte ne faire qu’un très court séjour à Paris, et revenir prendre mes amies anglaises à Pâques. Adieu, madame, mille remerciemens de votre aimable et bon souvenir.

Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.