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Aujourd’hui j’ai fait une longue promenade sans paletot, et j’ai dessiné en plein air jusqu’après le coucher du soleil. Je suppose que vous êtes en plein dégel, et qu’on ne voit pas la maison de son voisin à trois heures du soir. Je ne suis pas beaucoup mieux portant que je n’étais en partant, mais cependant je respire un peu mieux que lorsque j’étais en Espagne. A propos, avez-vous reçu des nouvelles de votre chanoine et du livre que j’ai remis à un M. Rubinos, majordome du duc d’Abrantès ?

Je suis ici avec les deux C… Le père se croit plus malade qu’il n’est. Je le trouve fort nerveux, toujours préoccupé de l’accident qui lui est arrivé et craignant un peu trop le vent et la fatigue. Le fils, qui s’ennuie horriblement ici, est un vrai modèle de tendresse filiale. Il a soin de son père à chaque instant et fait tout ce qu’il peut pour l’amuser et l’intéresser. Nous avons encore deux dames russes dont une fort jolie, et une autre qui a une maison agréable et du thé jaune. Avec lord Brougham et sa belle-sœur qui parle trois fois plus que lui, voilà toute notre société. Pour moi, la seule que j’aime c’est la plage ou la montagne. J’ai pris Paris en grippe, et bien que j’aie encore du temps devant moi avant d’y retourner, je n’y pense qu’avec une espèce d’horreur. L’idée de s’habiller après le dîner m’est toujours pénible, et je jouis de penser que cet ennuyeux commencement d’année se passera dans la campagne, sans obligations officielles ni habit doré. Je crois qu’au fond cela annonce que je suis devenu bien vieux. Je m’en aperçois chaque jour davantage. Il y a dans une fin d’année quelque chose de très désagréable : c’est la revue qu’on fait involontairement de cette année. Qu’ai-je fait ? Rien. Et j’ai vieilli, et c’est à peine s’il me restera quelques souvenirs de cette année-là qui a passé si vite. Je m’étais promis il y a longtemps de savoir tous les ans quelque chose de plus, et je trouve que j’ai oublié bien plus. Hélas ! hélas ! pourquoi le temps passe-t-il si vite, et si peu comme on voudrait ? Voilà bien des lamentations, madame, qu’il faut pardonner à un pauvre vieux garçon qui n’a guère dormi cette nuit et à qui les battemens des vagues ont donné l’insomnie la plus mélancolique.

Vous devez me regarder comme un Gascon. Je vous avais promis un croquis du musée de Madrid. J’ai fait ce croquis et c’est un tour de force, car à vingt-cinq pieds de distance il rappelle assez bien la couleur de l’original, mais cela n’est plus compréhensible quand on le tient à la main. J’ai donc rapporté de Madrid une lithographie du tableau, et avec cette lithographie j’ai retrouvé les formes de l’original, la couleur avec mon croquis. Malheureusement j’ai été invité à Compiègne et n’ai pas eu le temps d’achever