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les puissances pacificatrices qui s’emploient à rendre les cloisons « nationales moins hautes ou moins épaisses, tout en laissant à chaque peuple son individualité. Quoi qu’en prétendent les avocats attardés d’un chauvinisme suranné, il est bon pour l’humanité, il est bon pour eux-mêmes que les peuples se sentent intéressés à la prospérité les uns des autres. Cosmopolitisme, si vous voulez, c’est là un cosmopolitisme fécond, et qui n’a rien d’incompatible avec le patriotisme. Humanité et patrie ne sont-ils pas deux termes qui se doivent concilier ? tout, ce qui sert à combler les fossés entre les peuples, tout ce qui accroît le sentiment de la solidarité humaine est un facteur de progrès. Ainsi de la finance, ainsi du capital ; ce sont, malgré tout, des forces unificatrices, des forces convergentes qui, en rapprochant les continens, tendent à diminuer, sinon à supprimer les inégalités entre les races et les haines entre les hommes. Assez d’autres forces, hélas ! agissent en sens inverse, dressant entre les peuples des palissades de préjugés. Ne soyons pas injustes envers celles qui, fût-ce à leur insu, et fût-ce par un instinct égoïste, aplanissent les voies de l’avenir et préparent de loin l’unité de la famille humaine.

Si jamais ce monde terrestre, émancipé de l’antique loi de la guerre, doit former une libre cité spirituelle ; si jamais les peuples, les races, les continens doivent s’unir dans la paix, par une sorte de fédération fraternelle embrassant l’humanité réconciliée, la finance et la banque n’y auront pas été étrangères. Peu importe qu’elles en aient, ou non, le sentiment ; en poursuivant la fortune sur toutes les plages de l’Océan, en enserrant dans le réseau de leurs calculs intéressés les peuples barbares et les États civilisés des cinq parties du monde, les hommes d’argent, les plus dédaigneux de l’idéal, collaborent de loin à la réalisation du rêve le plus hardi des philosophes profanes et des voyans d’Israël. Et, chose que n’ont prévue ni les prophètes du Moriah ni les sibylles alexandrines, si les débris des tribus dispersées aux quatre vents du ciel concourent encore à l’accomplissement de l’antique vision messianique, c’est peut-être surtout par la main de ceux d’entre les fils de Juda qui détiennent, parmi les nations, le sceptre cosmopolite de l’or.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.