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préconisent, en aveugles, des mesures de rigueur contre le capital et ce qu’ils appellent « la richesse acquise ».

Toute loi vexatoire, toute persécution fiscale tend à faire sortir le capital du pays, si bien que toutes les déclamations contre le capitalisme doivent aboutir à l’appauvrissement de la nation. — « Nous en revenons, malgré nous, au moyen âge, me disait, il y a quelques mois, un israélite français ; il faut nous préparer à reprendre le bâton de voyage de nos ancêtres. Nous vendons nos maisons, nous réalisons nos rentes, et nous achetons des mines d’or ; nous serons bientôt prêts pour l’exil et mûrs pour l’expropriation. Croyez-moi, le jour du pillage ou de la confiscation, l’on ne trouvera pas grand’chose dans nos caisses. » Et ce ne sont pas seulement des juifs, en butte aux aboiemens monotones de l’antisémitisme, qui raisonnent ainsi. Nombre de chrétiens, de toute origine et de toute opinion, font des réflexions analogues, et beaucoup commencent à prendre des précautions du même genre. Elle grandit chaque année, dans toutes les classes, l’opinion qu’il est prudent d’avoir une bonne part de sa fortune à l’étranger. Ne croyez pas que cette idée se fasse jour, seulement, chez des financiers, des banquiers, de gros capitalistes — ou encore chez des conservateurs endurcis, des trembleurs ou des ennemis de la démocratie. Les démocrates de profession, les plus plats courtisans du peuple sont parfois, quand il s’agit de leur bourse, parmi les plus timides. Des hommes qui, par leur position et par leurs doctrines, qui, par l’emphase impudente de leurs adulations envers la foule, sembleraient devoir être les plus confians envers la démocratie, sont souvent les plus pressés de mettre leurs écus à l’abri des caprices de leur idole.

Les indiscrétions de la loi anglaise nous ont naguère révélé les craintes, assurément prématurées, d’illustres citoyens qu’on eût crus d’un républicanisme moins défiant. Victor Hugo et le président Grévy resteront le modèle de ces bruyans démocrates, secrètement jaloux de voir leurs économies à l’abri de nos révolutions et des atteintes du lise français. Ces grands patriotes avaient si peur d’être rançonnés par leur pays, qu’aucun coffre-fort français ne leur paraissait assez sûr ; leur confiance dans le gouvernement de la République était si solide qu’ils avaient, tous deux, silencieusement, placé la totalité de leur fortune mobilière à l’étranger[1]. Victor Hugo et Grévy ont déjà bien des imitateurs ; puissent les lois fiscales de la troisième république ne pas

  1. Voyez l’Économiste français du 14 juillet 1894. Cf. the Statist de Londres du 30 juin 1892 (p. 126). La succession mobilière de M. Grévy a été déclarée en Angleterre (1891) pour la somme de 172 106 livres sterling, soit 4 302 650 francs.