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À l’en croire en effet, Tessé n’eût été qu’un pur intrigant. C’était « un Manceau digne de son pays, fin, adroit, ingrat à merveille, fourbe et ambitieux. » Force lui est bien de reconnaître qu’il était « un homme fort bien et fort noblement fait, doux, poli, obligeant, d’un esprit raconteur et quelquefois point mal. » Mais il s’empresse d’ajouter « qu’il était au-dessous du médiocre, si on excepte le genre courtisan et tous les replis qui servent à la fortune, pour laquelle il sacrifia tout… Il était ignorant à la guerre, qu’il n’avait jamais faite, ne dut son avancement qu’à la faveur des puissans valets et au hasard d’avoir été partout et de s’être toujours trouvé à côté des actions et de presque tous les sièges… Il poussa la fortune jusqu’à la singularité d’être devenu maréchal de France sans avoir essuyé un coup de mousquet. » Voilà comme, à diverses reprises, en parle Saint-Simon. Or on ne risquerait rien à prendre, sur certains points, tout juste le contre-pied de ses assertions.

Loin qu’il n’ait jamais fait la guerre, Tessé la fit au contraire un peu partout, en Flandre, en Italie, en Espagne. Loin qu’il n’ait jamais reçu un coup de mousquet, il fut blessé deux fois, entre autres au siège de Veillane « par un éclat de grenade gros comme un œuf de poule, qui, écrivait-il avec bonne humeur à Louvois, m’a pris par le plus charnu de ma plantureuse f… et, las de cheminer parmi tant de chair, s’est arrêté à l’extrémité de l’os de la hanche, auquel obligeamment il a laissé le périoste qu’il a seulement découvert[1]. » Il était donc sinon grand général, du moins homme de cœur et bon militaire, car il soutint avec honneur un bombardement à Pignerol et un blocus à Mantoue. Cependant, la réparation à laquelle il a droit ne doit pas conduire jusqu’à tenir pour fidèle ce portrait qu’il traçait de lui-même[2] : « Je suis un bon gentilhomme qui n’entend de finesse en rien, et qui essaye d’aller rondement en toutes choses. » Bon gentilhomme, sans doute, car sa famille, sans être des plus grandes, était une des meilleures du Maine ; mais n’entendant finesse en rien, non pas, car sa rondeur apparente cachait au contraire un esprit des plus déliés, et c’est comme négociateur qu’il a surtout brillé. À lui revient incontestablement l’honneur (et nous allons tout à l’heure le voir à l’œuvre) d’avoir détaché Victor-Amédée de la ligue d’Augsbourg, et préparé ainsi la paix

  1. Tessé à Louvois, cité par C. Rousset, Histoire de Louvois, t. IV, p. 487.
  2. Tessé à Saint-Thomas, 22 octobre 1695. Archives d’état de Turin. Lettere a varii allegati, 1691-1695. Beaucoup de lettres de Tessé se trouvent également à Turin dans les deux volumes consacrés aux négociations secrètes de Pignerol et dans un fonds spécial.