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hautains de Louvois, à l’école duquel il avait été formé. Aussi, se voyait-il obligé d’écrire à Croissy après deux mois de pourparlers : « Je ne crois pas qu’il y ait présentement rien à faire avec M. de Savoye[1]. » Peu de jours après il quittait Pignerol. Pour réussir dans cette délicate entreprise, il fallait un diplomate plus habile et plus souple, que nous allons voir entrer en scène.

L’histoire a ses caprices, comme la mode : elle met certaines figures en lumière ; elle en laisse d’autres dans l’ombre, sans que l’importance du rôle joué ou des services rendus suffise toujours à expliquer des traitemens si divers. Mais, comme la mode aussi, elle a ses retours. Elle va chercher dans l’oubli où ils languissent certains personnages qu’elle avait mis de côté : elle essuie la poussière qui avait recouvert leur figure ; elle leur redonne un nouvel éclat, et dans sa tardive justice, elle leur paye un tribut d’hommages que parfois, même de leur vivant, ils n’avaient pas connus. Pareille fortune est arrivée à René Mans de Froulay, comte de Tessé. Il y a quelques années, ceux-là seuls connaissaient son nom qui étaient familiers avec le XVIIe siècle. Encore le tenaient-ils, sur la foi de Saint-Simon, pour un homme de guerre assez médiocre, et pour un homme de cour assez plat. Ceux-là, plus rares encore, qui avaient eu la curiosité de lire ses soi-disant Mémoires, rédigés en réalité par le général de Grimoard, d’après les papiers laissés par lui, n’en avaient pas conçu une opinion très différente. Il faut en revenir ; mais ce n’est ni l’homme de guerre, ni même l’homme de cour qui a droit à meilleure justice. C’est le négociateur, et surtout l’épistolaire. A plusieurs reprises, Tessé fut activement mêlé, et d’une façon heureuse, à des négociations importantes. De plus, il écrivait beaucoup, et des lettres charmantes. On le sait aujourd’hui qu’il a eu l’heureuse chance de trouver un éditeur intelligent et dévoué en la personne de M. le comte de Rambuteau, qui a tiré de sa volumineuse correspondance un livre des plus brillans et des plus agréables[2]. C’est à cette publication qu’il doit le regain de sa renommée et la révision de Tin-juste, ou plutôt, des injustes portraits (car il n’y en a pas moins de trois) qu’a tracés de lui Saint-Simon[3].

  1. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 94. Chamlay à Croissy, 10 février 1692.
  2. Les papiers de Tessé, qui ne forment pas moins de quinze volumes (et encore sont-ils incomplets), étaient devenus la propriété de M. le comte de Barthélémy d’Hastel, l’historien regretté des filles du Régent, allié à la descendance de Tessé. Ils ont été mis à ma disposition par ses héritiers avec une obligeance dont je ne saurais être trop reconnaissant, et m’ont beaucoup servi pour ce travail. J’ai également consulté les nombreuses lettres de Tessé, qui sont aux Archives des Affaires étrangères, au Dépôt de la Guerre et aux Archives de Turin.
  3. Saint-Simon, Mémoires, édition Chéruel, t. I, p. 228 ; t. III, p. 387. Additions au Journal de Dangeau, t. IX, p. 96.