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la main, et si le petit homme ne s’était sauvé assez piteusement, il lui aurait coupé la gorge.

Cependant Victor-Amédée grandissait silencieusement dans un double sentiment qui devait inspirer toute sa politique : la haine de sa mère et la haine de la France. A sa mère, il en voulait de son indifférence, de la sujétion où elle le tenait, du déshonneur public dont elle couvrait son nom. Si un jour, par extraordinaire, elle l’embrassait, on le voyait ensuite essuyer sa joue avec violence, comme s’il eût touché un pestiféré. A la France, il en voulait de l’appui qu’elle prêtait à sa mère contre lui, et de l’état de vasselage où elle tendait peu à peu à réduire la Savoie. Louis XIV, malgré de grandes qualités d’esprit auxquelles on ne rend pas toujours suffisante justice, était, par orgueil, enclin à la politique à outrance. Il était encore poussé dans cette voie par Louvois, aussi mauvais conseiller en matière de diplomatie qu’il était habile ministre de la guerre. Rien n’était épargné, en effet, pour faire sentir à cette fière nation la dépendance où la France entendait la tenir. Il faut lire, dans la belle Histoire de M. Camille Rousset, le récit peut-être même atténué de ces vexations. Revenant après treize ans écoulés sur ces griefs, Victor-Amédée avait véritablement le droit, au moment où il signait sa paix avec Louis XIV, et où les relations diplomatiques allaient être renouées entre les deux cours, de dire avec vivacité : « Suppliez le roi de me donner un ambassadeur qui nous laisse en repos avec nos moutons, nos femmes, nos mères, nos maîtresses et nos domestiques. Le charbonnier doit être le patron dans sa cassine, et depuis le jour que j’ai eu l’usage de raison jusqu’au jour que j’ai eu le malheur d’entrer dans cette malheureuse guerre, il ne s’est quasi passé une semaine que l’on n’ait exigé de moi par rapport à ma conduite ou à ma famille dix choses où, lorsque je n’en ai accordé que neuf, on m’a menacé[1]. »

La servitude où, depuis le traité de Cherasco, la France avait réduit la Savoie allait devenir encore plus étroite, lorsque, à la suite d’une longue négociation, un instant compromise par la trahison de l’agent Mattioli, Louis XIV acheta Casal au duc de Mantoue. Casal et Pignerol aux mains de la France, le libre passage de ses troupes exigé de l’une à l’autre place, c’était le Piémont ouvert, comme la Lorraine avec ses routes militaires, et bientôt voué au même sort. Arracher Casal à la France non moins que recouvrer Pignerol va devenir à partir de ce jour un des principaux objectifs de la politique savoyarde. Il faudra

  1. Tessé au Roi, cité par Camille Rousset, Histoire de Louvois, t. IV, p. 535.