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comme un ressouvenir de la nôtre, et l’histoire se venge ainsi du roman, pour lequel elle s’était sentie autrefois dédaignée.

Parfois même, comme pour compléter sa vengeance, l’histoire semble à son tour se plaire aux jeux romanesques. Elle s’attache à certaines figures, en particulier à certaines figures de femmes. Elle les pare de tous les ornemens ; elle les revêt de toutes les grâces ; elle leur donne l’éclat, la beauté, la fortune. Puis, tout à coup, elle les précipite dans quelque abîme de calamités, et s’acharne à leur faire payer les présens dont elle les avait comblées. Ou bien au contraire, elle les fait disparaître en pleine jeunesse, les dérobant avant l’heure à l’adoration comme à l’espérance, et laissant à jamais irrésolue l’énigme de leur destinée. Pour ces figures d’autrefois, la postérité éprouve des sentimens, peu s’en faut, aussi passionnés que ceux de leurs contemporains, et si leur vie s’est compliquée de quelque chose d’obscur ou d’inexpliqué, une curiosité tout aussi vive s’attache à la découverte de ce mystère qu’aux péripéties d’un roman d’aventures. C’est qu’il y a dans la réalité une saveur que le temps ne saurait altérer. La fiction adapte toujours ses formes aux goûts passagers de la génération qu’elle veut séduire. La réalité n’a pas besoin d’avoir recours à ces artifices, et, dans ce miroir éternellement fidèle, l’homme se complaît toujours à retrouver ses traits.

La duchesse de Bourgogne est une de ces figures auxquelles l’histoire prête les grâces du roman. Fleur de Savoie éclose au flanc des rudes Alpes, elle a été transplantée, à peine ouverte, dans le riche jardin de la France. Pendant seize ans elle s’y est épanouie. Elle l’a orné de ses couleurs, et enchanté de ses parfums. Puis, en un jour, elle s’est flétrie, et si, pour la louer dignement, quelque nouveau Bossuet s’était rencontré, il aurait pu redire : « Madame a passé du matin au soir ainsi que l’herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces vous le savez ; le soir, nous la vîmes séchée, et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. » Mais ni l’amour dont elle fut environnée, ni la douleur que lit naître sa mort n’ont réussi à préserver complètement sa mémoire. Vivante, son honneur de femme a été mis en doute, et morte, sa loyauté de princesse, sans qu’à ces questions l’histoire ait encore répondu d’une façon précise. Un peu d’énigme se mêle à sa grâce, et cette petite âme obscure, qui peut-être ne se connaissait pas bien elle-même, s’est envolée sans avoir dit son secret.

Un intérêt d’une autre nature se peut encore trouver à la vie de cette princesse charmante. Le mariage d’Adélaïde de Savoie avec