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jette sur lui, au passage, un regard froid et dur. « Cela ne dura qu’une seconde ; mais il n’en fallut pas davantage à Ottomar pour lire dans ce regard la haine, une haine profonde, une haine qui s’adressait en même temps à sa personne et à ses idées, aux réalités existantes, et aux rêves qui voulaient se réaliser. C’était le salut de Melena, l’anarchiste, au Prince de la Paix. »

Quelques mois à peine se sont écoulés depuis la clôture du congrès lorsque des événemens d’une gravité terrible achèvent brusquement de faire oublier aux habitans de Lipari, et à leur empereur lui-même, la noble chimère de la paix universelle. La colonie pénitentiaire de Xara se révolte contre ses chefs : l’insurrection se propage de proche en pioche, à travers l’empire, et jusque dans Lipara, la capitale. Une insurrection dont on ne peut ni indiquer la cause, ni prévoir la fin : fomentée, çà et là, par des prédications anarchistes, mais qui paraît n’être plutôt que la manifestation soudaine d’un besoin inconscient de révolte, caché jusque-là au fond de l’âme populaire. C’est un vent de folie et de cruauté qui souffle sur la foule, qui la pousse droit devant elle, hurlante et frémissante. On brûle les palais, on tue les généraux, et personne ne sait au juste ni ce qu’il veut, ni ce qu’il fait, ni ce qui peut sortir de ce grand mouvement.

Surpris, atterré, l’empereur se voit dans la nécessité d’agir en souverain. Il proclame l’état de siège, fait arrêter les meneurs de la révolte, tient tête, dans son palais, à la meute furieuse. Un miracle le sauve, et l’empire avec lui. L’anarchiste Melena, le voyant debout sur le balcon du palais, lève son revolver, le vise, et manque son coup. Et aussitôt une détente se produit dans la foule, un revirement brusque, inexplicable, aussi mystérieux que l’a été le début de l’insurrection. On se jette sur Melena, on le met en pièces, on acclame l’empereur, le bienfaiteur du peuple, le Prince de la Paix. Jamais d’ailleurs on n’a cessé de l’aimer, et l’on découvre à présent que ce n’était pas contre lui qu’on s’était révolté, mais contre ses ministres, qui trop longtemps l’avaient empêché d’entrer en contact avec ses sujets.

L’épilogue nous montre Ottomar malade, désespéré, honteux de lui-même et de l’humanité. Les médecins l’ont condamné au repos, et l’inaction le ronge, sans qu’il sache d’ailleurs le moins du monde dans quel sens il pourrait agir. Enfin son nouveau chancelier lui conseille d’entreprendre, avec sa femme et son enfant, un grand voyage à travers son empire. Il s’informera des besoins du peuple, il étudiera sur place les réformes urgentes, mais surtout il se distraira, en se donnant l’illusion d’agir. C’est ce que son chancelier ne lui dit pas ; mais on devine que tous deux l’entendent bien ainsi. Et en effet l’empereur, peu à peu, revit. Il reprend goût à l’action : de nouveaux rêves, de nouvelles chimères lui reviennent en tête.