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à la merci des accidens : le prince Henri se vit une fois sur le point de faire le coup de feu, et cette aventure lui arriva chez les Hou-Nis, chez ces aborigènes du Yunnan avec qui il avait toujours eu de faciles rapports. Il avait pris un jour les devans en compagnie de son homme de confiance, de son fidèle Sao, Annamite qui l’accompagna jadis au Laos, domestique dévoué, bon chasseur et excellent préparateur. La nuit les surprit ; avisant près d’un village une maison isolée, ils frappèrent à la porte. Personne n’ayant répondu, ils entrèrent dans la cour, et ils commençaient à desseller leurs chevaux, quand survint une vieille femme, qui se met à pleurer, à crier, et qui est bientôt rejointe par un vieillard en guenilles. Ils s’appliquent vainement à la rassurer. Au cours de l’entretien, ils entendent du côté du village de grandes rumeurs, des coups de fusil, ils voient courir dans les bois des lueurs étranges. Le prince ouvre la porte ; il aperçoit une troupe armée se dirigeant vers lui. Il prend et charge son fusil, ordonne à Sao d’en faire autant. La troupe a pénétré dans la cour ; ils sont entourés d’un cercle de sabres menaçans, de lances, d’armes à feu braquées sur eux. « Les torches dont s’éclairent les combattans les grandissent et donnent à la scène un caractère sauvage, qu’il est impossible de rendre. »

La vieille femme larmoyante avait envoyé secrètement sa fille avertir le village que des pirates, des bandits venaient d’envahir sa demeure. S’il avait été possible de s’entendre, on eût bientôt débrouillé ce quiproquo. Mais Sao ne parlant que l’annamite, on ne s’entendait pas. Il lui vint une inspiration de génie ; il s’avisa de tracer avec son doigt des caractères chinois sur le sable. Ce qu’il désespérait de faire comprendre en le disant, il l’écrivit. L’annamite s’écrit en caractères chinois, et l’avantage d’une écriture idéographique, commune à plusieurs langues, est que pour la comprendre il n’est pas besoin de les savoir ; chacun la traduit en son idiome. La cour se trouva bientôt transformée en une grande ardoise, sur laquelle Sao et le chef du village s’interrogeaient et se répondaient tour à tour. La vérité finit par s’éclaircir ; on donna gracieusement aux prétendus pirates du riz, du thé, des herbes, qu’ils mangèrent de grand appétit, et les Hou-Nis rentrèrent chez eux. Le prince assure « qu’il n’en avait pas moins passé un des quarts d’heure les plus désagréables de son existence. » Nous l’en croyons sans peine.

Il devait en passer de plus désagréables encore. Les explorateurs font un rude métier, et l’héroïque endurance est la première de leurs vertus. Si Homère a vanté souvent l’ingénieuse diplomatie et les finesses d’Ulysse, il a cru le louer davantage en le définissant un homme qui savait souffrir : « O mon cœur, souffre encore ceci, ton jour viendra. » C’est dans la dernière partie de leur voyage que le prince Henri et ses compagnons ont le plus pàti. Ayant entrepris de