Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et garantit un monopole à leur âge mûr. Les armateurs n’ont droit de prendre pour matelots que les inscrits maritimes. Ils sont obligés de les soigner en cas de maladie, de les rapatrier, etc. De sorte que, pour tout le trafic au-delà de Suez, tandis que les Messageries payent des appointemens de 75 francs par tête et par mois à leur personnel subalterne, la Péninsulaire et Orientale compose ses équipages, pour les neuf dixièmes, d’Indiens à 15 et 20 francs. De plus, la nourriture de ces derniers ne coûte à la compagnie anglaise que 0 fr. 60 par jour, pendant que celle des Français revient à 2 fr. 25.

Aucun pays ne traite ses marins, sous ce rapport, aussi bien que le nôtre. L’eau et la bouillie de froment forment, à bord des bâtimens norvégiens, le fond de l’alimentation des hommes. Ni les Anglais, ni les Allemands ne reçoivent de vin ; pour que nos compatriotes touchent, en cours de route, les rations auxquelles ils sont habitués, un navire de 3 000 tonneaux qui fait le voyage de Madagascar doit embarquer 15 000 litres de vin, représentant pour l’armateur, outre leur valeur d’achat, la perte de 15 tonnes de marchandises payantes. La modicité de la solde, chez les étrangers, s’étend à la maistrance, aux officiers : un capitaine français aura 12 000 francs, on trouvera des capitaines allemands pour 3000. Et ce personnel, qui revient moins cher, fournit une plus grande somme d’ouvrage. Lorsque le navire français a 40 hommes, l’anglais se contente de 30.

Il est avéré que, par homme d’équipage, la marine du globe transporte aujourd’hui quatre fois autant de tonnes qu’il y a trente ans ; mais l’Angleterre transporte, proportionnellement à ses équipages, plus de marchandises qu’aucune autre marine. Cela, non seulement parce qu’elle réduit au minimum le nombre des mécaniciens et des matelots, mais aussi parce qu’ils naviguent davantage. À son arrivée dans un port le commandant britannique licencie presque tout son effectif ; et ce qui, pour toute autre nationalité, semblerait une dureté excessive, n’offre pour celle-ci aucun inconvénient. Quelque éloigné qu’il soit de la métropole, le marin anglais, aussitôt congédié, trouve dix navires anglais où s’engager. « Des 700 000 tonnes de riz, me disait le directeur d’une de nos compagnies commerciales, que Saïgon, le chef-lieu de nos possessions de Cochinchine, exporte annuellement, il n’en sort pas 5 000 sur des navires français. Le tout navigue sous pavillon allemand : nous n’y allons pas, parce que nous serions sûrs d’avance de nous ruiner. »

J’ai essayé de préciser les causes de notre infériorité ; elle est incurable, — et comment pourrions-nous souhaiter en guérir ! —