désespérés et parlent de nous quitter. Quelques-uns se laissent aller comme des femmes et pleurent. Il nous faut sortir tout un arsenal de belles promesses et faire reluire à leurs yeux l’espoir de jours de plaisir dans les grandes villes. » Il leur arrivera de se tromper volontairement de route pour prendre la plus directe et la plus connue jusqu’à Talifou. « Nous sommes obligés de revenir en arrière pour les mener où nous voulons aller ; ce sont deux jours de perdus. Puis, nous devons laisser le chef muletier, incapable qu’il est de continuer. Il a été criblé de coups de couteau par un de ses hommes, qui exerce contre lui une vengeance couvée depuis un mois et demi. » Quelques jours plus tard, c’est à l’interprète qu’il faut donner son congé. Cet orgueilleux s’est oublié : « Deux gifles vigoureusement appliquées de la main de M. Briffaud viennent lui rappeler fort à propos que ce n’est pas impunément qu’on répond à un Français par le mot de Cambronne. » Ce n’était pas le seul grief qu’on eût contre lui ; deux fois il avait incité l’escorte à la révolte. Cet insolent était un personnage dangereux ; on s’arrange pour se passer de lui.
A Talifou on achète d’autres mulets, on loue d’autres muletiers. La nouvelle troupe était bien supérieure à la première. Elle fit bientôt ses preuves. Pour aller dans le nord en remontant le bassin du Mékong, il n’y avait pas de route en état ; il fallut la faire, se transformer en cantonniers ; le pic à la main, le chef muletier, homme grave, consciencieux, ne se plaignant de rien, dirigeait les travaux par une pluie battante. Le nouvel interprète, qu’on appelait Joseph était un Chinois comme il y en a peu, élevé, façonné dès son jeune âge par un de nos missionnaires, le Père Leguilcher. Dévoué, infatigable, il deviendra un véritable ami. Il n’avait qu’un défaut, il ne savait pas le français ; en revanche il se débrouillait assez bien en latin. On conversera avec lui en jargon latino-chinois, et ce sera parfois un laborieux exercice. Curieux de son naturel, s’intéressant à tout, il se fera expliquer un soir les mystères du phonographe, et ce n’est pas une petite affaire que d’expliquer en latin le phonographe à un Chinois.
A Tsekou, la caravane se transforme de nouveau. On conserve précieusement l’interprète Joseph, on enrôle vingt-six hommes de l’endroit, ou des environs, qui, vêtus à la thibétaine, parlent entre eux thibétain, mais savent le chinois, le mosso, le lissou. Le plus grand nombre de ces métis polyglottes étaient devenus chrétiens. Quoique le prince Henri fasse grand cas de nos missionnaires, qu’il qualifie avec raison de héros inconnus, il m’a confessé que dans sa caravane, les indigènes convertis et les autres se valaient, qu’ils avaient tous les mêmes qualités, le même zèle, le même dévouement, et peut-être aussi les mêmes défauts. Les premières habitudes, des notions presque innées, des principes sucés avec le lait ont plus d’influence sur la conduite que les