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était impossible de passer. Ils ont remonté le Mékong, ce fleuve désormais plus qu’à demi français, et ce qui n’avait pas été tenté jusqu’alors, ils ont reconnu son cours en Chine, dans le Yunnan, c’est-à-dire sur un espace de plus de 1 000 kilomètres du Laos jusqu’aux frontières du Thibet. Ils ont rencontré et étudié dans ces districts montagneux des peuples appartenant aux races les plus diverses, sur lesquels nous n’avions encore que des notions très confuses.

Arrivés à Tsekou, ils ont conçu le hardi projet d’opérer leur retour par l’ouest, à travers la région inexplorée qui sépare la Chine de l’Inde, en se tenant le plus près possible de la frontière sud du Dzayul. D’étape en étape, franchissant de nombreux cours d’eau et des cols de plus de 3 000 mètres de hauteur, ils ont traversé dans toute sa largeur la contrée mystérieuse que les Thibétains appellent le pays du rotin, et passé du bassin du Mékong dans la vallée du Brahmapoutra. Chemin faisant, ils ont résolu le problème de la Salouen et de l’Iraouaddy, rectifié de graves erreurs, et les Anglais devront réviser et réformer leurs cartes.

Le public qui a chaudement applaudi la conférence du prince Henri a été moins frappé peut-être de l’utilité du voyage qu’on lui résumait à grands traits que de la hardiesse de l’entreprise ; il a moins admiré les résultats obtenus que les qualités déployées par les trois explorateurs, leur généreuse audace, leur persévérance, leur héroïque entêtement à exécuter le plan qu’ils s’étaient tracé. « Un explorateur est avant tout un homme de foi », disait un jour M. Jules Ferry, qui n’était pas un bigot. Après une longue préparation, après avoir tout combiné et calculé ses chances, il abandonne beaucoup au hasard ; il croit à son courage, il croit à son idée, à son étoile, à son bonheur. Les gens qui ne croient pas restent chez eux, les pieds sur leurs chenets, et bercent leur vie jusqu’à ce qu’elle s’endorme ; quiconque s’est agité, remué et a risqué sa vie pour son idée était un croyant. La foi, qui est un don de la nature et de la grâce, a été définie par saint Paul la démonstration de ce qui ne se peut démontrer, la vue des choses qu’on ne peut voir. Quand le prince Henri et ses compagnons partirent de Tsekou pour se frayer un passage jusqu’aux Indes à travers l’inconnu, le seul renseignement qu’ils avaient pu recueillir était qu’au-delà de la Salouen ils rencontreraient un grand fleuve appelé Kiou-Kiang, lequel coulait dans un pays très difficile, habité par des sauvages qui allaient tout nus. « Qu’importe ? dirent-ils, partons, nous verrons bien ! » C’est le mot de l’explorateur, à toutes les objections qu’on peut lui faire, il répond : « Nous verrons bien. » Mais avant de voir avec les yeux du corps, il a déjà vu avec les yeux de l’âme, et il croit fermement à sa vision. Il se sent poussé, conduit par un instinct comparable à celui de l’hirondelle qui n’a pas encore passé la mer et qui croit à l’Egypte.