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Quand le blé coûtait en France 35 francs le quintal, on ne parlait guère que de la concurrence de la Russie. L’Amérique était alors encore le Nouveau Monde ; elle est devenue l’aînée de mondes plus nouveaux. L’Amérique du Sud produit en masse les céréales, comme les Indes rajeunies. L’Australie développe ses ressources spéciales avec rapidité, malgré l’insuffisance de sa population, mais elle est suivie elle-même de près par l’Afrique australe à peine née.

Partout ailleurs qu’en Europe les terres sont vierges ; elles ne coûtent rien ou presque rien ; elles ont la jeunesse et sont affranchies de la plupart des charges accumulées avec le temps sur les nôtres, même le plus souvent des charges militaires. Elles produisent beaucoup sans frais, sans engrais ; ou bien les engrais sont en abondance. Partout des chemins de fer économiques ont été créés. Voyez les Indes, malgré le trouble que produit la crise monétaire : Bombay, Madras, Calcutta sont reliées à l’Himalaya. Toutes les richesses agricoles de cette terre promise sont ainsi mises en valeur, drainées vers la mer, et par conséquent multipliées. De même aux États-Unis, au Canada, le chemin de fer ramasse la récolte sur place pour aller l’emmagasiner dans les bateaux ou les entrepôts, d’où elle n’attend plus qu’un ordre télégraphique pour venir inonder l’Europe. La traversée de l’Océan coûte aujourd’hui moins cher et prend moins de temps qu’un voyage de Paris à Marseille il y a cinquante ans. Les bateaux se font concurrence. Ils trouvent ailleurs qu’en Europe, en Australie, au Japon, au Tonkin, des charbons qui leur permettent d’abaisser encore leur fret ; des charbons qu’on expédie jusqu’à San Francisco, jusqu’à Bombay ! On prévoit même qu’on les enverra bientôt avec profit jusque dans les ports d’Angleterre ! Et qu’arrivera-t-il le jour, prochain peut-être, où l’on aura découvert le moyen d’employer un combustible moins encombrant et moins cher que la houille ; le pétrole, par exemple ? Quelles tentations seront alors ouvertes aux importateurs qui nous menacent ?

Dans les pays neufs, l’agriculture se développe à pas de géant ; elle n’est gênée ni par la routine ni par un matériel vieilli, qu’on ne peut changer fréquemment ; elle profite du premier coup de toutes les découvertes, de tous les essais, sans passer par des tâtonnemens et des écoles coûteuses ; elle applique les meilleures méthodes, les moyens les plus perfectionnés, les simplifications auxquelles aboutissent de longues et laborieuses recherches et toute une lente succession de progrès. Elle emploie la machine en grand. L’homme, l’Européen, le blanc n’est plus pour elle un instrument, un bras ou un contribuable ; il dirige, il exploite. Un Européen à lui seul, avec quelques auxiliaires indigènes, met